“On débute parfois à 8h30, on prend seulement 30 min pour déjeuner, parfois même on déjeune devant l’écran, et on finit vers 21h-22h” soupire Jeanne, qui travaille dans l’industrie du jeu vidéo. Depuis le début de la crise sanitaire et de la mise en place du télétravail dans son entreprise, son temps d’écran ainsi que son stress ont explosé. Malgré qu’elle en ait averti ses supérieurs hiérarchiques et la médecine du travail après des chutes de tension et une perte de poids, on lui a proposé simplement de “déléguer” ou de passer à 80%, “alors que je faisais 130% et qu’on était en sous effectif” soupire-t-elle.

L’expérience de Jeanne n’est malheureusement pas isolé : une enquête de l’Ugict-CGT réalisée avec la Dares en mai 2020 auprès de 34 000 salariés soulignait que “près de 80 % des télétravailleurs” ne disposaient pas d’un droit à la déconnexion et que “40 % des encadrants” déploraient une hausse de leurs temps et charge de travail. Avec l’instauration du télétravail massif au début de la crise sanitaire, la transition a parfois été violente pour les salariés et les managers, qui ont dû jongler entre la continuité d’activité et la gestion d’un nouveau mode de fonctionnement.

Manque d’équipements informatiques, réunions calées à toutes heures de la journée, multiplication des canaux de communication… Il a fallu s’adapter à un nouveau rythme. Claire, consultante, a remarqué des changements dans sa manière de travailler : “Le positif c’est que j’ai plus de temps pour finir mes missions et mes tâches. Le négatif, c’est que je travaille beaucoup plus qu’avant et que c’est difficile de gérer sa charge, surtout quand le management ne s’en rend pas compte”. Garder le lien devient alors un exercice tout numérique, comme le souligne Marianne Lecot, avocate en droit du travail. “Hors période de télétravail, on avait quand même des relations entre collègues pour parler directement. Aujourd’hui, en passant uniquement par le numérique, s’ajoutent la multiplication des emails et des sursollicitations, tous les groupes WhatsApp, les outils de gestion à distance…”

Les différents confinements ont alors remis sur la table le sujet du droit à la déconnexion. Instauré en 2017 à minima dans le cadre de la loi El Khomri, dite Loi Travail, celui-ci désigne l’impossibilité pour les employeurs d’engager des tâches professionnelles ou d’imposer une présence et disponibilité via des outils numériques hors des heures professionnelles. “C’est le droit dont bénéficie un salarié de se déconnecter après sa journée de travail. Et ce n’est pas une déconnexion seulement intellectuelle : on est censé ne plus penser au travail” insiste Marianne Lecot.

Les sursollicitations numériques, bombes à retardement pour la santé des salariés

Le droit à la déconnexion, dans ce contexte de télétravail, devient alors essentiel pour la santé de ceux et celles qui le pratiquent. “Quand il n’est pas respecté, ça n’a pas uniquement des conséquences financières, mais sur la vie privée et la santé. On a notamment des cas de burn-out : vous n’arrivez plus à penser à autre chose, et pire parfois, vous êtes obligés d’y penser et en plus d’y travailler” souligne Marianne Lecot. La difficulté de “couper” de sa journée de travail se renforce quand vie personnelle et professionnelle se retrouvent dans le même espace. “Même si je terminais tard avant, je pouvais vraiment couper en rentrant chez moi le soir ou en allant voir des amis. Aujourd’hui ce n’est plus possible, je ne peux pas faire de vraie coupure” soupire Claire.

Les risques psycho-sociaux ont ainsi augmenté depuis mars 2020. “On a vu une grosse différence entre les entreprises qui avaient déjà négocié le télétravail avant la crise, et les autres. On fait basculer leurs salariés dans des conditions lamentables, en mode forcé et dégradé” constate Jean-Luc Molins, cadre à Orange et secrétaire national de l’UGICT-CGT, responsable des questions numériques. Il a notamment été à l’origine du Guide du droit à la déconnexion, qui explore les différentes facettes de ce droit, et ses conséquences s’il n’est pas respecté : isolement, surcharge de travail, perte de sens et de qualité dans le travail…

Les conséquences psychologiques du télétravail imposé sont encore difficiles à estimer. Mais il a déjà montré la complexité d’établir une frontière entre vie privée et vie professionnelle. “C’est un brouillage entretenu par les directions d’entreprise, et donc il y a besoin de construire des garanties et des garde-fous pour les salariés” appuie Jean-Luc Molins. À de potentiels abus d’employeurs s’ajoute aussi l’impression de ne pas en faire assez, comme en témoigne Maxime, chef de projet web : “Mes employeurs n’ont jamais été lourds sur le sujet, c’est moi qui voulais absolument me rendre disponible et qui avais peur de ne pas justifier mon poste. J’avais peur qu’on se dise que le full remote ne justifiait pas un 35 heures”. Un équilibre complexe à trouver.

D’autant que dans la loi, le droit à la déconnexion n’est pas institué comme tel. L’article L 2242-8 du Code du travail prévoit qu’à partir du 1er janvier 2017, cela devient un septième thème à ajouter à la négociation Égalité professionnelle/Qualité de vie au travail : il ne sanctionne ni n’oblige les employeurs à le respecter. “C’est un droit consacré avant tout par la jurisprudence. C’est apparu dans des dossiers de harcèlement moral, et c’est ainsi que les tribunaux en sont venus à parler de cette notion là” explique Marianne Lecot. Le droit à la déconnexion serait-il alors un droit fantôme ?

Le droit à la déconnexion, une responsabilité individuelle ou collective ?

Des télétravailleurs que nous avons interrogés, beaucoup ont informé leur hiérarchie de leur état mental et du manque de déconnexion. Mais la plupart ont décidé de couper de manière individuelle. “Je suis démissionnaire, j’ose couper à 18h15 sans problème” insiste Jeanne. “J’ai mis du temps à trouver les ressorts nécessaires pour effectuer une coupure nette quand j’étais off : désactivation de certaines notifications, affichage clair sur l’agenda, non-réponse délibérée… C’est une hygiène de vie pro à prendre, et qui n’est pas évidente” détaille Maxime, chef de projet web.

Pour d’autres, la rupture est moins nette. “C’est « si je veux regarder je regarde ». J’ai quelques outils sur mon téléphone perso, mais paramétrés sans notifications. C’est pas forcément évident car tu as forcément envie de regarder quand tu as beaucoup de choses à faire mais je le fais” explique Mathilde. Mais surtout, ces stratégies individuelles sont parfois empêchées par autre chose. “Ça fait partie de la culture d’entreprise” lâche Claire. Une culture d’entreprise présentéiste, ou qui valorise la surcharge de travail. “Selon les secteurs d’activité, ça se fait pas trop, si c’est dans l’ADN de l’entreprise de travailler 70h par semaine. C’est aussi des mentalités : certains finissent par penser que c’est la normalité” souligne Marianne Lecot.

Mais alors, si la loi n’oblige pas ou ne sanctionne pas les entreprises, quels recours restent-ils pour les salariés noyés sous les mails à 21h ? “Il faut penser à l’organisation et au rapport au travail”, martèle Jean-Luc Molins, qui propose avec l’UGICT-CGT des formations pour les entreprises. La formation aux bonnes pratiques, une solution payante selon Marianne Lecot. “Bloquer certains serveurs informatiques après les plages horaires de travail, faire des envois d’emails en différé… Il y a pleins de choses simples à mettre en place”, selon elle.

Pour les salariés en crise, l’avocate en droit du travail conseille d’alerter la hiérarchie, notamment lors des entretiens d’évaluation. Et si ça ne fonctionne pas, “alerter les représentants du personnels, les ressources humaines, voire l’inspection du travail ou les tribunaux. On peut aussi se tourner vers le médecin du travail : dans ces spirales, les salariés n’osent même plus faire une pause” déroule Marianne Lecot. Mais surtout, “ne pas avoir honte à dire stop” rappelle-t-elle.

Pourtant, le sujet du droit à la déconnexion est sur la table, y compris du côté de l’Union Européenne. Le Parlement Européen a adopté le 21 janvier 2021 un rapport d’initiative parlementaire demandant à la Commission européenne de légiférer sur le “droit à la déconnexion”, un “droit fondamental”. Eurocadres, l’organisation regroupant les syndicats de cadres au niveau européen avait notamment lancé sa campagne Endstress pour une directive sur les risques psycho-sociaux et le droit à la déconnexion.

Un accord signé en juin 2020 par l’Europe devrait changer la donne. “D’ici juin 2023, tous les États membres vont devoir transposer cet accord européen normatif en 4 grands parties, dont l’une est sur le droit à la déconnexion. Cet accord est plus précis que la loi française et définit des modalités de connexion et de déconnexion” explique Jean-Luc Molins. Actuellement, seuls la France, l’Espagne, l’Italie et la Belgique disposent d’une législation sur la question.