Le 24 février 2021, la Commission européenne a lancé la première phase de consultation des partenaires sociaux européens à propos des conditions de travail des personnes exerçant leur activité professionnelle par l’intermédiaire de plateformes numériques. La commission met en avant que le travail via des applications apporte de l’emploi tout en offrant de la flexibilité, mais dans le même temps, participe à l’augmentation de la précarisation des travailleurs auto-entrepreneurs.

« On est des salariés déguisés », rappelle Arthur Hay, membre du syndicat des coursiers à vélo de Gironde qui est rattaché à la fédération des transports – et non du numérique – de la CGT. Les enjeux de la consultation européenne reposent sur un manque de transparence et de prévisibilité des dispositions contractuelles auxquelles sont soumis les auto-entrepreneurs. De ce point découlent plusieurs défis, comme sur la santé, la sécurité et la protection sociale des travailleurs non-salariés. « Le plus important c’est que la personne qui nous emploie paie des cotisations », soutient Arthur Hay à Siècle Digital. La commission ambitionne également de se pencher sur la gestion algorithmique, qui est pointée du doigt pour encourager la rapidité des livraisons au détriment de la sécurité des livreurs, ou encore pour son système de notation. La consultation se penchera sur ces sujets pendant au moins 6 semaines.

« Il y a une vraie colère qui monte au niveau des livreurs »

« Nous devrions exploiter au mieux le potentiel de création d’emplois que présentent les plateformes de travail numériques, tout en garantissant la dignité, le respect et la protection des personnes qui travaillent par l’intermédiaire de celles-ci. Les avis des partenaires sociaux sur cette question seront essentiels en vue d’élaborer une initiative équilibrée relative au travail via des plateformes dans l’Union », affirme le commissaire à l’emploi et aux droits sociaux Nicolas Schmit dans un communiqué.

Néanmoins, certains sujets ne sont, pour le moment, pas explicitement énoncés par la consultation. C’est le cas de celui de la sous-location de comptes à des personnes sans papiers, qui travaillent ainsi pour une rémunération encore plus minime, et le sexisme subit par les livreuses. 95% des livreurs sont des hommes et le secteur demeure machiste. Le syndicat des coursiers à vélo de Gironde recense des plaintes de la part de coursières qui subissent des remarques sexistes de la part des restaurateurs, des clients et de leurs collègues livreurs. Par ailleurs, des questions pratiques, comme l’accessibilité à des toilettes la nuit, ne sont pas anticipées. Dans un schéma traditionnel, c’est à l’entreprise d’être garante de l’équité et de fournir des conditions de travail sereines, ce qui n’est décidément pas le cas avec Deliveroo ou Uber. « Les plateformes se nourrissent de la précarité », dénonce Arthur Hay.

Au sein de l’Union européenne, quelque 24 millions de personnes ont déjà fourni des services par l’intermédiaire d’une plateforme, soit 11% de la main-d’œuvre de l’union. Pour la majorité d’entre eux, le travail via des plateformes représente un complément de revenus. Toutefois, pour 3 millions d’individus cela incarne leur activité principale. Recourir aux services des livreurs par le biais du statut d’auto-entrepreneurs représente indéniablement une réduction des dépenses pour les plateformes, qui par ailleurs profite des données émises par ses membres. « Il y a une vraie colère qui monte au niveau des livreurs », atteste le membre du syndicat des coursiers Arthur Hay.

Dilemme entre le sort des travailleurs et les questions de concurrence

Ces derniers temps, à travers plusieurs pays, le statut des livreurs est scruté et sujet aux débats. L’Italie a obligé les services de livraison de repas à salarier 60 000 livreurs, la FTC a demandé à Amazon d’indemniser ses livreurs pour non distribution des pourboires, le pourboire étant quasi obligatoire aux États-Unis, à Genève Uber Eats a été contraint de salarier 500 livreurs, Deliveroo a été accusé devant la justice belge de précariser ses livreurs, et au Royaume-Uni des chauffeurs ont été reconnus salariés. En France, l’ancien Premier ministre Édouard Philippe annonçait une meilleure protection sociale et un statut spécifique pour les livreurs. Toutefois, dans l’hexagone, ces avancées ne suffisent pas, et depuis le 30 octobre 2020, les mouvements rattachés à la cause des livreurs ont relancé des actions calées sur les agendas de lois. Ainsi, une quarantaine de manifestations ont eu lieu à travers la France.

La pandémie de covid-19 a accéléré l’expansion du modèle des plateformes, tout en soulevant la situation vulnérable des travailleurs non salariés, et soulignant ainsi la nécessité d’une intervention de l’Union européenne. Cette consultation n’est d’ailleurs pas la seule tentative d’encadrement des pratiques de travail sur les plateformes. Le programme de travail de la Commission pour 2021 (pdf) a annoncé une initiative législative pour les travailleurs des plateformes afin de soutenir les principes du socle européen des droits sociaux. Par ailleurs, une consultation relevant de la concurrence se penche sur l’avantage pour les plateformes de recourir à des auto-entrepreneurs plutôt que des employés traditionnels.

« Nous allons bientôt lancer une consultation publique sur cette initiative qui a une autre base juridique puisqu’elle concerne le droit de la concurrence et non les politiques sociales. C’est la raison pour laquelle nous menons des consultations différentes sur les deux initiatives », explique dans un discours la vice-présidente exécutive pour une Europe adaptée à l’ère du numérique Margrethe Vestager.

Margrethe Vestager Vice-présidente exécutive de la Commission européenne

Margrethe Vestager, Vice-présidente exécutive de la Commission européenne lors de la présentation du Digital Services Act. Capture d’écran : Siècle Digital / Parlement Européen.

Cet entremêlement des notions de concurrence et de droits sociaux inquiète Arthur Hay, le membre du syndicat des coursiers à vélo. Il craint que les décisions de l’Europe visent avant tout à régler le déséquilibre contractuel existant entre les livreurs et les plateformes. Aujourd’hui, chaque livreur représente une entreprise qui signe un contrat avec Uber ou Deliveroo. Étant donné que la négociation entre l’auto-entrepreneur et l’entreprise propriétaire de la plateforme se fait à sens unique, avec des prix imposés par les plateformes, il y a atteinte au droit de la concurrence. Selon Arthur Hay, se concentrer avant tout sur la concurrence pourrait faire passer les questions de protection sociale au second plan.

La consultation face au lobbyisme

Par le passé, le lobbying d’Uber s’est révélé efficace, notamment avec l’adoption en Californie de la “proposition 22” portée conjointement avec Lyft. Selon Fairwork, un organisme rattaché à l’Oxford Internet Institute, Uber fait du lobbyisme pour obtenir en Europe un résultat similaire à la “proposition 22” avec la publication d’un livre blanc en février 2021. « Bien qu’il soit présenté comme un appel à de meilleures conditions de travail pour les chauffeurs, le livre blanc demande une modification de la législation afin de légitimer un niveau de protection des travailleurs des plateformes inférieur à celui dont bénéficient la plupart des travailleurs européens », estime Fairwork dans un rapport.

Dans le livre blanc, Uber reconnaît le stress et l’anxiété présents chez ses travailleurs indépendants, tout en estimant que « pousser les gens vers des modèles d’emploi traditionnels n’est pas la solution […] Une impulsion en faveur de l’emploi signifierait que des plateformes comme Uber devraient restreindre la flexibilité si appréciée aujourd’hui par les chauffeurs et les coursiers ».

Les propos de la vice-présidente exécutive pour une Europe adaptée à l’ère du numérique Margrethe Vestager laisse présager que le statut d’auto-entrepreneur restera toléré, et donc que l’Europe ira dans le sens du livre blanc d’Uber. « L’ère numérique offre de grandes possibilités aux entreprises, aux consommateurs et aux citoyens. Les plateformes peuvent aider les personnes à trouver un nouvel emploi et à explorer de nouvelles idées commerciales. Dans le même temps, nous devons veiller à ce que nos valeurs européennes soient bien intégrées dans l’économie numérique. Nous devons nous assurer que ces nouvelles formes de travail restent durables et équitables », explique Margrethe Vestager.

Arthur Hay a travaillé pendant deux ans pour de grandes plateformes de livraison. Alors qu’il travaillait avec Deliveroo, il a créé un syndicat. À la suite de cet engagement, il reçoit une rupture de contrat sans qu’aucun motif ne lui soit donné. Un cas non isolé selon des révélations de Cash Investigation. Le 8 mars 2021, le syndicat des coursiers à vélo de Gironde descendra à nouveau dans les rues pour défendre les droits des livreurs, notamment pour avoir accès aux mêmes droits que les travailleurs subordonnés.