L’International Business Times (IBT) est un média en ligne créé en 2006 sous l’idée d’Étienne Uzac, un français, ancien élève de la London School of Economics. Son édition singapourienne a récemment publié un article frappant sur de futurs agissements du gouvernement chinois. Y est rapporté que la Chine prévoierait de nationaliser Alibaba et Ant Group. Bien qu’insistant sur le caractère hypothétique de la nouvelle, nombreux sont les internautes à avoir pris cette information à l’affirmative.
Alibaba et Ant Group nationalisées. Vraiment ?
Si on décortique un peu l’article tant repris sur Twitter, on découvre comme unique source référencée un article de Radio Free Asia (RFA). Ce média est une radio financée par le gouvernement des États-Unis qui émet en 9 langues asiatiques sur des sujets d’actualité, pour les pays ne disposant pas d’une presse libre, ou d’accès aux informations.
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Ce que l’on ne dit pas, c’est que cette même entité financée par le Congrès est souvent qualifiée de propagande, apportant des visions partiales sur les phénomènes à l’interprétation des faits, du point de vue américain. Elle avait été fondée par la CIA en 1950 dans le but d’exercer une influence (le fameux “soft power” américain) en Asie.
Les informations de Radio Free Asia ont été avancées, déformées, amplifiées par l’International Business Times de Singapour, ou même Outlook India, tiré à 425 000 exemplaires. Une dynamique qui a par la suite entraîné la reprise de cette soi-disant nouvelle par des médias français tels que Numerama, Clubic, BFM, l’Usine Digitale, ou encore ZDNet. Cet exemple d’infox, aussi petit et sans conséquence soit-il, met en lumière les mécanismes sous-jacents de la désinformation. D’abord, une information est rapportée, sourcée ou non, accompagnée des biais médiatiques que l’on connaît aujourd’hui, faisant transparaître nécessairement l’opinion de l’auteur. Puis, selon le degré inédit de celle-ci, elle est relayée, par des médias et des utilisateurs qui l’interprètent, la font évoluer, la combinent et la retranscrivent sous diverses formes. Et voilà que vous y croyez.
Pourtant, l’article publié initialement par Radio Free Asia n’avait rien de sérieux, lorsqu’on y regarde d’un peu plus près. Par ailleurs, l’écart de temps entre la publication de l’annonce de la nationalisation d’Alibaba par RFA (le 25 décembre) et sa reprise par IBT (le 8 janvier) devrait mettre la puce à l’oreille. Aucun média possédant des correspondants en Chine et une réputation solide d’investigation tels que le Wall Street Journal, le New York Times ou le Financial Times n’a à ce jour évoqué de nationalisation pour Alibaba ou Ant Group. Par ailleurs, aucune annonce officielle par le gouvernement ou les entreprises concernées n’a encore été faite, ne serait-ce que pour certifier ou corriger les dires des nombreux sites d’informations qui ont relayés la nouvelle.
Et pour cause, les sources avancées sont pour le moins douteuses. La première source présente dans l’article de Radio Free Asia, qui n’est pourtant pas référencée, est celle du site internet officiel de l’Administration chinoise pour la régulation du marché. On y trouve l’annonce de l’enquête sur Alibaba par l’entité gouvernementale chargée de surveiller le marché, en raison de sa conduite monopolistique. Aucune référence n’est faite à un quelconque projet de nationalisation. S’il est vrai que la Chine s’est engagée dans une inspection profonde des pratiques de ses géants commerciaux et du numérique, il n’a jamais été question de nationaliser une entreprise si majeure pour son économie.
Rappelons qu’une nationalisation se définit par l’acte de transfert de la propriété privée d’une compagnie, à la propriété publique par l’État. Nationaliser, ou étatiser, fait souvent référence aux économies communistes, dont la propriété publique des ressources et des services leur permet de planifier le développement économique. Elle peut être aussi réalisée en cas de monopole naturel, dans l’intérêt national, ou pour apporter un soutien économique à l’entreprise. Or, la Chine a depuis longtemps déjà sonné le glas de la fin de son communisme économique, troqué pour un capitalisme-communisme qui a su la hisser au rang des puissances économiques mondiales. La stabilité économique et financière est l’une des marques de fabrique du Parti communiste Chinois, et en cela, le pays a besoin du secteur privé.
Pour autant, il n’est pas faux de déclarer que la Chine combat fermement ses géants du net, comme de nombreux pays du monde aujourd’hui, à l’image de l’Europe et de sa dernière proposition de loi visant particulièrement les GAFAM. Effectivement, Alibaba est depuis peu dans le viseur des autorités. L’entreprise fondée par Jack Ma a fait l’objet d’une enquête antitrust, à cause de ses prétendues pratiques anticoncurrentielles. Parmi elles, une pratique appelée “l’exclusivité forcée”, qui conduirait à exiger des commerçants en ligne le choix forcé d’un seul et unique canal de distribution pour leur produits vendus en ligne. Rapidement, souhaitant rassurer les marchés, Pékin avait minimisé l’importance de cette enquête. Le 14 décembre, l’Administration d’État pour la réglementation du marché avait aussi infligé une amende de 500 000 renminbi (63 375,32€), en vertu d’une loi anti-monopole de 2008, pour ne pas avoir correctement déclaré les transactions passées. Alibaba aurait ainsi augmenté sa participation dans la chaîne de grands magasins Intime retail en 2017, loin de l’œil des régulateurs chinois. Entre une minimisation des enjeux de l’enquête en cours et la faiblesse de l’amende, il est difficile que dans le même temps un média puisse évoquer une nationalisation. C’est pourtant ce qui a été fait.
Cependant, la volonté de la Chine de mieux réglementer ses géants du numérique est manifeste, et s’explique facilement par ses projets politiques et idéologiques, dont le yuan numérique, ou la surveillance et le contrôle exercé par le Parti sur la population.
L’affirmation que Alibaba et Ant Group, récemment poussé à la restructuration, pourraient se trouver nationalisés, est donc une formule exagérée, issue de l’interprétation poussée. Pour autant, dire que cela est catégoriquement impossible est tout aussi risqué. La vérité est que les intentions réelles de la Chine sont comme bien souvent obscures et imperméables à l’appareil de contrôle de l’information mis en place par le gouvernement. Ant Group devrait se voir remodelée en une holding, dont la particularité est d’être possédée par une personne morale, favorisant la centralisation. Cela devrait se traduire par une société possédant Ant Group, elle-même redistribuée en filiales. Ce type de transformation devrait certainement donner plus de pouvoir au gouvernement afin de mettre au pas les pratiques de l’entreprise, celle-ci étant alors plus centralisée. On peut même penser à un scénario où l’État obtiendrait des actions d’Ant Group et même d’Alibaba, devenant par-là État actionnaire, mais pas propriétaire.