Les entreprises de la gig-économie, ou l’économie de petits emplois, cherchent à conclure des accords directement avec les travailleurs afin d’éviter une potentielle législation les contraignant à les traiter comme des employés. Un accord en Italie passé en septembre, qui préserve le statut indépendant des chauffeurs tout en augmentant leur taux horaire, pourrait devenir le modèle à suivre pour les entreprises dans les autres pays européens. Cet effort, qui n’est ni unique ni propre à l’Europe, fait suite à une série de jugements posant la question du droit des chauffeurs-livreurs.
Au Royaume-Uni par exemple, Uber a fait appel d’une décision selon laquelle les chauffeurs utilisant son application seraient effectivement salariés. La décision britannique donnait ainsi droit aux travailleurs indépendants à des avantages sociaux, comme des congés payés ou une assurance. Selon Uber, un tel changement pourrait entraîner des coûts de main-d’œuvre plus élevés : des coûts que l’entreprise ne pourrait pas se permettre. C’est dans cette logique de profit que les entreprises employant des chauffeurs-livreurs se retrouvent à lutter contre les droits de leurs propres travailleurs.
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Par ailleurs, si le Royaume Uni était le seul pays à tendre à condamner les pratiques de la gig économie, peu d’inquiétudes s’en dégagerait. Le problème est que les pays d’Europe semblent s’être mis d’accord pour pousser dans le sens de plus de droits des employés de la gig economie. Autre exemple illustrant, les tribunaux suisses ont récemment forcé Uber Eats à prendre des employés et non plus des travailleurs indépendants dans la région de Genève. Une volonté judiciaire qui s’aligne avec les revendications des chauffeurs eux-mêmes, qui réclament régulièrement davantage de droits et de respect lors de grèves et manifestations. Aux Pays-Bas cet été, plusieurs conducteurs avaient aussi exigé qu’Uber révèle comment les algorithmes de son application gèrent les conducteurs dans les coulisses de l’activité.
On pourrait croire que cette dynamique portera in fine vers une plus forte intégration des avantages sociaux au sein du modèle d’Uber et de ses concurrents. On pourrait croire qu’en cette période de pandémie mondiale, où les chauffeurs ont durement souffert de la fermeture des restaurants et des lieux de socialisation, l’évidence est de leur faciliter la vie, et d’accéder à leurs demandes.
Au lieu de cela, les entreprises -dont Uber n’est qu’un des leaders- défendent un accord de travail récent avec un petit syndicat de droite en Italie comme alternative à la statutarisation de leurs travailleurs freelance. En guise d’arguments de défense, Uber et ses concurrents pointent une augmentation des coûts, une réduction de la flexibilité des horaires, la volonté des chauffeurs de rester indépendants et une perte d’emplois de masse. L’exemple typique reste le cas de Genève, où la décision des tribunaux a mené à l’embauche officielle de 300 employés, tandis que 1000 autres ont perdu leur job. Pour éviter de telles situations, mais également préserver leur modèle basé sur une autonomie et une flexibilité illusoire, Uber défend donc aujourd’hui cet accord passé en septembre en Italie, qu’il espère pouvoir être un modèle pour les autres pays européens.
Cet accord, qui concerne aussi bien Uber que Deliveroo ou JustEat, est un compromis avantageux pour les entreprises. Il prévoit un prix horaire légèrement supérieur au salaire minimum (10 euros par heure, tandis que le minimum est de 7 en Italie), en esquivant toutefois les avantages sociaux tels que les congés payés ou les congés maladies. Les syndicats majoritaires ont déclaré que l’accord mettait les travailleurs dans une situation bien pire que s’ils étaient considérés comme des employés. Pour autant, celui-ci a été validé, et il reste à ce jour en vigueur.
Les entreprises de la gig économie espèrent pouvoir poursuivre des accords similaires ailleurs, notamment en France et en Espagne, où les revendications des chauffeurs-livreurs sont parfois vives. Dans les prochaines semaines, le gouvernement espagnol pourrait finaliser sa loi sur l’économie des petits boulots, qui contraindrait les entreprises à considérer leurs travailleurs comme des employés. La riposte est dès lors toute prête et calquée sur le modèle de l’accord italien, visant à préserver le modèle économique des grandes plateformes comme Uber, misant sur la précarisation et la dépendance de ses travailleurs, qui toutefois tiennent au concept d’indépendance qui accompagne le métier.
Ce phénomène rappelle étrangement le cas de Uber en Californie qui, après avoir été contraint lors d’un procès à se conformer à la loi AB5, avait organisé un référendum afin de contourner la loi. Cette loi AB5 en Californie forçait pourtant toutes les entreprises de location de voiture à considérer leurs travailleurs indépendants comme salariés, mais elle n’était pas au goût de la compagnie. Le Massachusetts était vite entré dans la danse, et avait également poursuivi Uber et Lyft pour la manière dont ils considéraient leurs conducteurs. Uber et Lyft avaient finalement eu gain de cause en Californie, après une campagne de soutien au référendum au coût mirobolant, et des pratiques de manipulations via leur application, selon des chauffeurs. Une spécialité en esquive des lois qu’ils pourraient bien vouloir exercer sur le terrain européen.
Ce référendum, comme l’accord italien de septembre, troque une panoplie complète de droits et d’avantages sociaux pour les employés contre des concessions minimes. L’accord passé en Italie va cependant un peu plus loin que ce que prévoyait le référendum de Californie, dans ce qu’il offre de négociation collective aux travailleurs indépendants. Est-ce pourtant assez ? L’argument de “flexibilité” offert par Uber, Deliveroo ou Glovo est à ce jour bien documenté, démonté, et prouvé illusoire. Les conditions de travail des livreurs le sont tout autant, et prouvent bien l’urgence d’un changement de modèle. Pris dans un dilemme entre rendement, efficience et protection sociale, droit du travail rime avec licenciement de masse pour les grandes plateformes de la gig économie. Une réalité qui n’est pourtant pas binaire, tant les livreurs ne souhaitent pas forcément abolir l’indépendance et la flexibilité qui découle du métier qu’ils exercent, mais bien plutôt les pratiques et manque de considération qui les accompagne.