Saviez-vous que la forme de notre carte nationale d’identité (CNI) est la même depuis 1987 ? À l’époque – c’était le temps du MINITEL, que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaitre –, elle était considérée comme « infalsifiable ». Cependant, la CNI est un peu comme un film qui aurait mal vieilli : elle est complètement dépassée par les nouvelles technologies. Les fraudeurs savent la recopier les yeux fermés pour quelques poignées d’euros grâce notamment à Internet. « On peut y acheter des hologrammes ou des encres sécurisées sur Alibaba en Chine, récupérer la matière première nécessaire à sa fabrication ou même se procurer une machine à moins de 2 000€ pour la concevoir, l’imprimer et l’assembler. D’après l’IHEMI, lors d’un contrôle de papiers, 50% des fraudes sont des contrefaçons et 15% des falsifications », établit Cosimo Prete, spécialiste des empreintes digitales et de la fraude documentaire. Il est ainsi temps de changer son système de sécurité. C’est là l’un des objectifs de la nouvelle version de la CNI française prévue en août 2021. Biométrique et en polycarbonate, elle sera aussi plus petite (de la taille d’une carte bancaire).

Avant d’aborder les solutions de sécurisation possible, attardons-nous un instant sur les enjeux d’une telle sécurité. « La fraude à l’identité, c’est le premier maillon de toute une chaîne d’éléments extrêmement graves en termes d’infractions », prévient l’ancien expert de la police scientifique. Parmi les délits les plus classiques, on peut noter des actes de petite et moyenne délinquance comme la contrefaçon de produits, la fraude bancaire ou à la carte vitale. Selon Le Figaro du 18 février 2019, 10,4% des numéros de sécurité sociale sont attribués sur la base de faux documents. Ces actions peuvent avoir un impact fort d’un point de vue économique et sécuritaire. D’autres infractions peuvent être encore plus graves allant du grand banditisme jusqu’à des actes terroristes pouvant mettre en danger la vie des citoyens, « notamment aujourd’hui en cette période d’insécurité croissante ».

« Seul l’effet de surprise permet de challenger véritablement les faussaires »

Si l’on connait la date de sortie de la CNI en France, les détails concernant son contenu et les technologies de sécurité ne sont pas encore complètement déterminés. Dans une règlementation, l’Union européenne qui souhaite harmoniser et sécuriser les documents d’identité de ses États-membres préconise un certain nombre d’éléments et effets techniques obligatoires et d’autres optionnelles. Parmi les solutions indispensables, on trouve des marques optiques variables, c’est-à-dire des sécurités repérables à l’œil nu ou un équipement comme les encres fluorescentes qui changent de couleur sous une lampe à UV ou encore les hologrammes. Cependant, « selon Europol, on peut aujourd’hui contourner ces sécurités déjà existantes avec quelques milliers d’euros. Seul l’effet de surprise permet véritablement de challenger les faussaires et leurs connaissances des technologies actuelles », estime Cosimo Prete, fondateur de l’entreprise innovante C.S.T. (pour Crime Science Technology), spécialisée dans la protection des documents d’identités et des billets de banque.

Comme les banques embauchent des hackers pour avoir un coup d’avance sur les pirates informatiques, l’Imprimerie nationale en charge de la conception et production de la CNI se doit de trouver des technologies inconnues des faussaires. Dans cette optique, Cosimo Prete a développé une solution nommée « Optical variable material ». Il s’agit d’une molécule mélangée au plastique qui change de couleur : « elle peut passer du bleu au rouge de manière instantanée selon les conditions d’observation sans aucun équipement, décrit l’entrepreneur. « La rapidité de vérification est primordiale car les forces de l’ordre ont en général moins de 5 secondes pour contrôler des documents d’identité. Il leur faut quelque chose d’intuitif et simple à mémoriser, sans aucun appareil.» La simplicité de vérification peut aussi servir aux citoyens au quotidien. Lorsque que l’hôte de caisse doit vérifier votre CNI pour un paiement par chèque, par exemple.

Plusieurs pays européens et internationaux ainsi que des grands intégrateurs ont déjà adopté la technologie et l’expertise de cette société française. Les instances tricolores n’ont toutefois pas encore consulté ni sollicité l’entreprise au grand étonnement de l’ancien expert de la police scientifique. « Notre technologie répond pourtant à elle seule à 100% des préconisations du règlement européen pour protéger le support contre la fraude, sur les trois niveaux de contrôle existant. Elle fait partie de l’état de l’art reconnu par l’OACI 93.03, instance sur laquelle repose le règlement de l’union pour concevoir nos documents. »

La nouvelle CNI pourrait servir de clé d’accès aux services en ligne de l’État

Cosimo Prete connait pourtant bien le sujet. « Il y a 15 ans, je travaillais déjà sur le projet Place Beauvau avec le directeur de l’ANTS de l’époque en charge de concevoir et piloter ce nouveau document. » Quinze ans ? Comment expliquer que la nouvelle CNI ne voit le jour que l’année prochaine ? « Il ne s’agit plus d’imprimer seulement un document mais d’intégrer de nombreux aspects techniques, explique l’expert. Entre temps, l’Imprimerie nationale s’est transformée en un intégrateur de solutions avec l’acquisition d’un certain nombre de compétences techniques et de savoir-faire comme Surys pour les hologrammes ou SPS pour la partie électronique. D’ailleurs, on ne parle plus d’imprimerie nationale, mais d’IN groupe. Aujourd’hui, le groupe n’a pas toute la maîtrise des technologies et doit fédérer l’ensemble des fournisseurs de solutions pour fournir le meilleur niveau de sécurité de cette nouvelle carte. A ce titre, il y a environ deux ans, nous avions eu une proposition de rachat par une filiale du groupe. Il faut ajouter à cela l’aspect règlementaire très fort et les nombreux échanges avec la CNIL concernant la protection des données personnelles. Tout ça mis bout à bout explique les nombreuses années de travail. »

Enfin, si elle est suffisamment sécurisée, la nouvelle CNI pourrait servir d’une clé d’accès à des services en ligne de l’État (remplir sa déclaration d’imposition, valider et signer un document officiel, payer une contravention en ligne, accéder à son compte Amélie, etc.). En plus d’être pratique, cette centralisation des accès serait aussi un moyen d’augmenter le niveau de la cybersécurité et surtout de limiter le risque d’usurpation de son identité numérique. « C’est possible seulement si l’on peut s’assurer que le document utilisé pour s’authentifier sur le plan digital est authentifié sur le plan physique. En effet, en informatique, c’est très facile de tromper quelqu’un. Aujourd’hui, un enfant de 14 ans est capable avec un ordinateur et quelques centaines d’euros de pirater le FBI, la base de données de professionnels de la santé comme c’est arrivé dernièrement avec l’EMA ou encore de prendre le contrôle d’un avion. C’est beaucoup plus difficile de pirater un document physique car cela demande un véritable savoir-faire technique. Les faussaires sont des artistes de haut niveau. »

Quid de la protection des données intégrées à la carte d’identité ?

En parallèle du débat sur les technologies de sécurité de cette nouvelle CNI, se pose la question de la protection des données. Biométrique, le document d’identité contiendra une puce électronique avec plusieurs informations sur son possesseur : nom, prénoms, sexe, âge, empreintes digitales, photo d’identité et pourquoi pas les codes d’accès aux services en ligne. « Quand j’étais encore dans la police scientifique, on avait des débats pour savoir si l’on devait intégrer d’autres informations personnelles. Par exemple, le groupe sanguin de l’individu peut servir en cas d’accident de la route », se rappelle Cosimo Prete.

En France, le projet suscite des réserves chez les défenseurs des données privées qui y voient un premier pas vers une société de surveillance généralisée, version 1984. « Dans notre pays, c’est un sujet extrêmement sensible, comme on peut le voir avec la loi sécurité globale et l’utilisation de caméra de surveillance. C’est lié à notre culture et aux difficultés vécues pendant les grandes guerres. » Entre liberté et sécurité, faut-il choisir ? « Je pense qu’il faut trouver un équilibre entre les deux. On entre à la limite du débat de société et de philosophie », estime Cosimo Prete.