L’heure du conseil des classes pour les acteurs d’Internet a sonné ! L’Arcep (Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse) a publié son baromètre 2020 de la transition en France vers IPv6, un nouveau système d’adresses IP. Ce que l’on peut dire, c’est que la météo n’est pas vraiment au beau fixe. Le régulateur signale que l’ensemble des maillons de la chaîne a fait des progrès notables, mais insuffisants. Il constate surtout que la majeure partie des acteurs n’envisagent pas dans les mois à venir un déploiement suffisant du protocole IPv6. Or, cette transition est essentielle pour faire face à la pénurie d’adresses IPv4 annoncée depuis un an.

IPv4, IPv6… Kesako ?

Avant de distribuer les bonnets d’âne et les félicitations du jury, une petite mise à jour s’impose pour comprendre le sujet et ses enjeux. Les adresses IP (ou Internet Protocol) sont une sorte de plaque d’immatriculation qui permet aux Internautes de naviguer sur la toile. Sans elle, on ne pourrait tout simplement pas accéder au web. Elle sert aussi de « papier d’identité » : c’est notamment grâce à cette adresse qu’Hadopi peut savoir si on a téléchargé illégalement des films ou que la police peut repérer le trafic de vidéos pédopornographiques. Pour le grand public et la plupart des entreprises, les adresses IP sont distribuées par les fournisseurs d’accès à Internet (FAI) comme Orange, SFR ou Bouygues Telecom. À chaque fois qu’on ouvre un compte (une box Internet pour la maison, un abonnement pour un mobile), on se voit attribuer une adresse IP précise.

Depuis 1983, les adresses IP que nous utilisons appartiennent à la 4e version (IPv4). Le problème de ce protocole est qu’il est limité à un nombre restreint de combinaisons d’adresses, soit 4,3 milliards au monde (dont 83 millions pour la France). Or, dans certaines régions, nous sommes arrivés au bout de notre quota. Le RIPE NCC (registre national d’adresse IP en charge des attributions en Europe et au Moyen-Orient) a prévenu en novembre 2019 avoir délivré son dernier bloc d’adresses. En France, les principaux opérateurs de télécommunication avaient affecté près de 95% des adresses IPv4 en leur possession fin juin 2020. Pourtant, la demande est de plus en plus forte, notamment avec la multiplication des objets connectés. L’épuisement des stocks, c’est grave ? Pas de panique, on pourra toujours aller sur Internet, mais cela empêche l’expansion du net. Pas d’adresses à distribuer signifie pas de nouveaux accès possibles. Pour le moment, les opérateurs ont trouvé une solution en partageant une même adresse IP à plusieurs clients. Toutefois, cette solution entraîne de nombreux problèmes et ne peut pas être envisagée sur le long terme.

Courbe du nombre d'adresses IPv4 disponibles depuis 2016 à fin 2019.

Données RIPE NCC, Crédit : Arcep

Heureusement, la pénurie a été anticipée dès 1998. Il est techniquement impossible de créer des nouvelles combinaisons, comme on a pu le faire avec les téléphones portables en passant aux numéros commençant par 07. Il a donc fallu créer une nouvelle version. C’est là qu’intervient IPv6 (la v5 n’existe pas car le nom était déjà pris). Ce nouveau protocole a tout pour plaire : il est plus sécurisé, il permet un routage plus optimisé et surtout il offre une quasi infinité de combinaisons d’adresses, soit 667 millions pour chaque millimètre carré de la surface de la Terre. Génial ! On s’y met quand ? La transition vers l’IPv6 est en route depuis 2003, mais elle n’est pas facile à mettre en place. D’abord, tous les appareils ne sont pas compatibles avec la nouvelle version (ou presque selon le nouveau baromètre 2020). Ensuite, la migration du réseau doit se faire en deux étapes : la « phase de cohabitation » consiste à mettre en place des IPv6 en parallèle des IPv4 ; la « phase d’extinction » de l’IPv4 ne pourra ensuite être activée que lorsque tous les acteurs auront migré. Ça, c’est pas demain la veille, si on en croit le fameux baromètre 2020 de l’Arcep.

Les résultats du baromètre 2020 de la transition vers IPv6

L’Arcep estime chaque année l’avancée de la phase de cohabitation en regroupant les données de l’ensemble des maillons de la chaîne (les opérateurs, les terminaux, les équipementiers, les hébergeurs de site…). Grâce au schéma ci-dessous, on peut examiner rapidement les bons et les mauvais éléments. Notons que les seuls acteurs en vert sont les équipementiers et les terminaux types ordinateurs, tablettes et smartphones.

L'état d'avancement de la transition vers IPv6 au niveau des différents maillons de la chaîne technique en France en 2019 selon Arcep

Source : ARCEP

L’État : « faites ce que je dis pas ce que je fais »

Nouveauté cette année, le baromètre comprend des informations concernant la transition de l’État pour ses sites et services en ligne. Le gouvernement, qui devrait servir de modèle, ne fait toutefois pas preuve d’exemplarité : la transition des serveurs DNS est relativement avancée (45,5%) mais l’hébergement mails est uniquement réalisé en IPv4. Notons que les serveurs DNS (outil permettant de traduire un nom de domaines en adresse IP) sont les plus en avance dans la transition vers IPv6 avec 75% des serveurs principaux supportant le nouveau protocole. Concernant les sites de l’État, seulement 2,1% des sites principaux et 1,6% des sites secondaires ont changé de protocole.

Le réseau fixe sur la bonne voie pour une transition IPv6

Dans la classe « opérateurs télécoms », c’est un peu comme une ancienne classe de Terminale S : il y a les meilleurs et les pires éléments. Dans la matière « réseau fixe », Free fait office d’intello avec 99% de ses clients activés en IPv6. Bravo ! Orange suit avec 75% puis Bouygues Telecom (28%). En revanche, le bonnet d’âne est décerné à SFR qui ne compte qu’1,6% de ses clients activés en IPv6. Le souci, c’est que la marque au carré rouge estime atteindre seulement 10 à 20% à la mi-2023. Pour aller plus vite, le régulateur conseille d’activer l’IPv6 par défaut chez ses clients.

Graphique représentant les taux de clients activés en IPv6 en 2020 chez les principaux opérateurs télécoms.

Crédit : ARCEP

Pourquoi parle-t-on de clients activés ? Il y a deux étapes dans la transition auprès des opérateurs. D’abord, ils doivent mettre en place les infrastructures nécessaires à l’attribution d’adresses IPv6. A ce moment-là, on parle d’IPv6 ready,c’est-à-dire que le client est éligible. Mais, pour pouvoir en bénéficier, ce dernier doit activer cette fonction sur sa box. Opération qui se fait soit via l’opérateur, soit manuellement par le client. N’hésitez pas à vérifier chez vous si vous êtes « IPv6 ready » pour pouvoir faire l’activation !

L’Arcep agite la carotte de la 5G pour pousser la transition IPv6 sur le réseau mobile

Du côté du réseau mobile, on peut dire que les opérateurs télécoms ont négligé cette matière, bien que les prévisions soient encourageantes. Bouygues Telecom passe cette fois-ci en tête avec 87% de ses clients Android activés et 98% pour l’iPhone. Orange enregistre un taux de 35% pour Android et 60% pour iPhone. Cependant, certains élèves n’ont pas daigné ouvrir encore les livres scolaires. SFR affichait un tout petit 0,2% en juin mais il promet d’atteindre les 100% d’ici juin 2021. Quant à Free, il n’a pas encore entamé la transition et n’a pour le moment fourni aucune bonne résolution pour la suite. Face à ces chiffres, l’Arcep a choisi de donner une carotte aux opérateurs pour les pousser à développer le protocole IPv6 : faire de cette transition un critère pour l’attribution des bandes fréquences 5G.

Graphique représentant le niveau d'avancement des principaux opérateurs télécoms en France au niveau du réseau mobile.

Crédit : ARCEP

Les hébergeurs de sites web et de mails marquent un lourd retard

Dans la classe des « hébergeurs », le retard est toujours aussi marqué : seuls 17,9% des 3,62 millions de sites web ayant un nom de domaine en .fr, .re, .pm, .yt, .tf et .wt sont accessibles à ce jour en IPv6. C’est un peu mieux que sur la baromètre de la transition 2019 (15,5%). Pour sortir quelques noms, les félicitations reviennent à Cloudflare (98%) et Ionis 1&1 (78,3%). En revanche, Amazon (11,1%), Scaleway (10,3%), OVHcloud (6,7%) et Google (5,4%) n’ont pas eu de bonnes appréciations. Enfin, dans l’option « hébergement de mails », les chiffres ne sont pas bien meilleurs avec seulement 6% des serveurs accessibles en IPv6 contre 5,2% l’année dernière.

Le redoublement n’est prévu pour personne. L’Arcep, en professeur principal, applaudit quand même les efforts faits par chacun mais invite l’ensemble des acteurs à accélérer la cadence.

Courbe d'évolution des sites web en France accessibles en IPv6 de 2015 à 2020.

Source : données Afnic en août 2020. Crédit : Arcep

Transition vers IPv6 : la France 10e au niveau mondial

Pour finir, on n’a pas pu s’empêcher de se comparer avec les voisins. En se basant sur les données accessibles et proposées par Google, Facebook, Akamaï et l’APNIC, on constate que la France se situe à la 10e place mondiale en termes d’utilisation d’IPv6. Elle est à la 5e position au niveau européen (contre 4e l’année dernière). Les infrastructures françaises ont peut-être intérêt à s’inspirer des bons élèves dans les autres pays. Par exemple, l’opérateur nippon Rakuten a rendu son réseau 100 % IPv6 pour gagner des parts de marché au Japon et dans le reste du monde.