Le 23 novembre 2020, Motherboard a révélé qu’Amazon surveille les activités syndicales de ses travailleurs, des militants écologiques, ou encore des mouvements sociaux, comme celui des Gilets Jaunes. Le média s’appuie sur plus d’une vingtaine de documents datant de 2019 qui ont fuité du centre mondial des opérations de sécurité d’Amazon.

L’enquête de ces documents met au grand jour une collaboration sur cette surveillance entre Amazon et Pinkerton, une agence américaine fondée en 1850, qui propose des services dans la sécurité et la surveillance. Cette coopération a été confirmée par une porte-parole d’Amazon, Lisa Levandowski, qui, en parallèle, nie le recours d’agents sur le terrain.

Un document révèle pourtant qu’un Pinkertons, nom donné aux détectives de l’agence, s’est introduit dans un entrepôt polonais, à Wroclaw. Cette infiltration fait suite à des allégations contre un responsable qui aurait aidé les candidats à passer les processus d’embauche, et qui les aurait même passés à leur place. Un rapport confirme l’intervention, mais indique que ces suspicions se sont avérées fausses : « Les agents Pinkerton ont été placés dans le WRO1 ADECCO [ndlr : nom de l’entrepôt situé à Wroclaw] entre le 19/11/2019 et le 21/11/2019. Aucune preuve identifiable de coaching par des recruteurs n’a été observée ».

Pinkerton est connue pour son soutien envers le patronat, utilisant parfois des méthodes contestables. Ce fut le cas en 1892, lors de la grève d’Homestead, qui a débouché sur une fusillade et sur la mort de plusieurs agents et grévistes.

L’UNI Global Union réclame une enquête sur ces « activités potentiellement illégales » à la Commission européenne

L’entreprise de Jeff Bezos surveille systématiquement les vols, les infractions liées aux douanes, les trafics de drogue, le risque d’acte terroriste, mais aussi l’environnement opérationnel des sites où elle est implantée. Ce dernier terme sous-entend diverses situations, comme les manifestations, le nombre d’employés qui participent aux réunions syndicales, ou les insatisfactions liées aux conditions de travail. Selon des mails étudiés par Vice, certains employés d’Amazon reçoivent régulièrement des informations sur les activités syndicales. Celles-ci indiquent la date, l’heure, le lieu, le nombre de participants, une description de l’événement – par exemple, “grève” ou “distribution de tracts” -, ou encore la source qui a révélé les faits. Ainsi, en France, un mail envoyé le 10 mars 2020 note que « deux membres de la CGT salariés d’Amazon ont distribué des tracts devant des tourniquets » dans un entrepôt à Amiens. Le courrier électronique précise l’heure des faits, l’heure de la signalisation, la personne qui l’a signalé, mais aussi l’issue de l’affaire : « La distribution des tracts a pris fin et les militants ont quitté le site sans aucun impact sur les opérations ».

UNI Global Union, une fédération syndicale internationale, affirme dans un communiqué, remis le 24 novembre 2020 au Figaro, qu’Amazon « espionne les travailleurs ». Depuis le 30 septembre 2020, l’UNI Global Union, qui représente 7 millions de travailleurs européens, réclame à la Commission européenne une enquête face à ces « activités potentiellement illégales », selon les mots de la fédération. Stefan Clauwaert, chercheur à Institut syndical européen, a déclaré à Vice que ces activités violaient les lois européennes, notamment le règlement général sur la protection des données (RGPD). Le RGPD stipule que toute personne soit informée de la collecte et du traitement de ses données personnelles, et rend donc certaines pratiques d’Amazon illégales. Cette surveillance est également en inadéquation avec les normes de l’Organisation internationale du travail (OIT), et de la Charte sociale européenne du conseil de l’Europe.

« Notre lutte paie »

L’enquête de Vice fait également ressortir que la vigilance d’Amazon serait accrue pendant la “haute saison” : période entre black friday et Noël. L’année dernière, en France, à l’occasion du black friday, plusieurs associations, comme Youth for Climate, Extinction Rebellion (XR), Greenpeace, ou encore Alternatiba ANV Rhône, se sont réunies pour des actions militantes, dont certaines de désobéissance civile, notamment près de Paris, Lyon, et Douai.

Photographie qui montre une trentaine de militants contre la politique d’Amazon pendant une action de désobéissance civile. Ils sont assis par terre, agrippés entre eux, avec une banderole “Agir ou laisser Amazon nous détruire”.

La photographie présente une action de désobéissance civile menée par plusieurs associations, dont XR et Alternatiba ANV Rhône. Source : Alternatiba ANV Rhône

En outre, le leader du e-commerce garde un œil sur les réseaux sociaux, notamment sur les pages Facebook et Instagram de Greenpeace et Fridays for Futur, le mouvement de grève mondiale initié par Greta Thunberg. Une source réclamant l’anonymat a détaillé à Vice ces procédures : « Quand cette équipe surveillait les gens, elle utilisait de faux comptes sur les réseaux sociaux. Ils utilisaient un faux nom et un profil sans photo. Le pire, c’est qu’ils lisaient des tonnes de conversations et de messages, et savaient tout sur la vie privée de ces personnes. Ils savaient s’ils avaient eu une mauvaise journée avec leur famille ».

Face à ces accusations de surveillance sur des groupes écologistes, Lisa Levandowski décharge Amazon au motif que « comme la plupart des entreprises, nous avons une équipe chargée d’aider à anticiper les événements extérieurs tels que la météo, les coupures de courant, ou les grands rassemblements comme les concerts ou les manifestations qui pourraient perturber la circulation ou affecter la sécurité de nos bâtiments et des personnes qui y travaillent ».

« C’est inquiétant pour le fonctionnement démocratique, mais connaissant Amazon ce n’est pas étonnant », commente à Siècle Digital Alex Montvernay, militant d’Alternatiba ANV Rhône, à propos des révélations de Vice. Se savoir surveillé par Amazon résonne pour lui comme une victoire : « Notre lutte paie, et c’est rassurant pour nous ». Militant depuis plusieurs années, il remarque un intérêt grandissant pour la lutte contre le modèle proposé, notamment, par Amazon. Il en veut pour preuve la table ronde organisée sur Facebook Live par Alternatiba ANV Rhône le 24 novembre 2020 : « Amazon : Péril local menace globale ». Celle-ci a rassemblé le président de la Confédération des Commerçants de France, Francis Palombi, le porte parole de la Confédération Paysanne, Nicolas Girod, ainsi que la chargée de campagne pour les Amis de la Terre, Alma Dufour, et Emeline Baume, la Vice Présidente déléguée à l’Économie, l’Emploi, au Commerce, Numérique et à l’Achat public de la Métropole de Lyon. Enfin, l’eurodéputée française Leïla Chaibi, qui a écrit une lettre – co-signée par 37 membres du parlement européen – à Jeff Bezos sur les dérives de la surveillance exercée par Amazon, participait également à l’événement de l’association.

La CGT qualifiée de groupe « anarcho-syndicaliste »

La même source anonyme affirme que les manifestations de gilets jaunes ont suscité une surveillance accrue. Ses propos sont appuyés par un document interne analysé par Vice, lequel indique : « Le 7 décembre, des manifestations à Paris sont prévues, à la fois par les membres des syndicats en grève et par les Gilets jaunes. Une marche Gilets jaunes est prévue à Bercy à 11h30 CET vers la porte de Versailles via Austerlitz, Denfert, la place de la Catalogne et la porte de Vanves. Il n’est pas certain que les syndicats en grève participeront à la même marche organisée par les Gilets jaunes, mais on attend d’eux qu’ils s’y joignent à partir de Montparnasse ».

Toutefois, comme le démontre l’exemple polonais, cette surveillance a ses failles. En France, l’entrepôt DIF4, situé en région parisienne était considéré comme à risque “modéré” à cause de son environnement opérationnel. Dans un rapport, en octobre 2019, Amazon note qu’aucun syndicat n’y est présent, mais souligne que des groupes « anarcho-syndicalistes », comme la CGT, « ont par le passé tenté d’obtenir le soutien des salariés basés à Paris ». Il notait également que « de telles campagnes restent rares, de portée limitée et finalement infructueuses ». Pourtant, deux mois plus tard, en décembre 2019, des employés en collaboration avec la CGT, ont coupé le courant électrique de l’entrepôt pendant 8 heures. Ainsi, plusieurs camions vides étaient restés bloqués sur l’autoroute. Si les analyses d’Amazon contiennent des imprécisions, cela ne signifie pas pour autant que la situation n’est pas alarmante : « Amazon et Jeff Bezos agissent comme s’ils étaient au-dessus des lois parce qu’ils ont accumulé des niveaux de richesse et de pouvoir sans précédent. Il faut que cela cesse », avertit la députée européenne Manon Aubry.

Malgré toutes ses accusations, Lisa Levandowski affirme qu’Amazon ne se sert pas de ses partenaires « pour recueillir des renseignements sur les employés de ses entrepôts. Toutes les activités que nous entreprenons sont pleinement conformes aux lois locales et sont menées en toute connaissance, et avec le soutien des autorités locales ». L’entreprise justifie cette surveillance au motif qu’elle « souligne les risques, et les risques potentiels, qui peuvent avoir un impact sur les activités d’Amazon, afin de répondre à l’attente des clients ». C’est donc probablement pour répondre à cette problématique qu’en septembre 2020, l’entreprise a publié deux offres d’emploi au sein de son centre mondial des opérations de sécurité – qui compte des anciens militaires issus des services de renseignement – afin de suivre les « menaces des organisations de travailleurs ». Pour ces postes, la maîtrise d’une seconde langue, comme le français, l’espagnol, ou encore l’arabe et le mandarin, était fortement recommandée, ce qui sous-entend une surveillance mondiale. Après avoir suscité un ‘bad buzz’, ces annonces ont été supprimées. D’après Vice, en Europe, le centre cible principalement la France, le Royaume-Uni, l’Italie, l’Espagne, l’Allemagne, la Pologne, l’Autriche, la République Tchèque et la Slovaquie.