Le référendum sur la Proposition 22 a été adopté avec 58% des voix en Californie, début novembre 2020. Dans la tourmente des élections américaines, ce compromis trouvé par Uber et Lyft leur permet de retrouver le calme, après la tempête judiciaire qui s’était abattue sur eux en mai 2020. Une nouvelle loi, l’AB5, amenait alors la statutarisation des chauffeurs indépendants, toute une panoplie de droits et de prestations s’ouvrant à eux en vertu du droit du travail : salaire minimum, congés maladies, chômage, paiement des heures supplémentaires… Et les entreprises de réservation de voiture étaient particulièrement dans le viseur cette législation.
Le 22 octobre dernier, après une bataille sans nom, la cour d’appel californienne l’avait officialisé : les entreprises Uber et Lyft devraient dorénavant considérer leurs chauffeurs sous ce statut, qui inclut alors une protection sociale. Après quelques semaines de réflexion, pour les deux géants de la technologie et du transport, impossible de remplir ces critères sans causer des dommages économiques à leur modèle. En guise de voie de sortie, ce référendum avait été créé, sous le nom de “Proposition 22”. Celle-ci garantirait à la fois la flexibilité des horaires, mais aussi certains avantages aux travailleurs indépendants, comme le salaire minimum. Cette concession est cependant basée sur le « temps engagé » lorsqu’un conducteur remplit une demande de trajet ou de livraison, mais pas du temps qu’il passe à attendre la fin d’un concert.
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En clair, cette Proposition 22 exempte dorénavant les deux entreprises à se conformer à une des lois de l’État de Californie, l’AB5, les obligeant à classer leurs travailleurs comme des employés. Les détracteurs du référendum (car il y en avait, malgré les efforts et le budget de Uber et Lyft) affirment cependant que ces avantages ne correspondent pas aux protections complètes qui accompagnent l’emploi en Californie, comme le rappelle la loi AB5. Siècle Digital s’est entretenu avec des supporters de la “Prop 22”, et ses détracteurs, pour essayer d’en discerner un peu les enjeux.
Un budget astronomique, pour un enjeu de taille
Les entreprises ont déboursé une somme historique de 200 millions de dollars pour convaincre les chauffeurs que voter “oui” était la meilleure des solutions. C’est la mesure de vote la plus coûteuse de l’histoire de la Californie, selon Ballotpedia, soulignant à quel point son passage était important pour l’avenir des entreprises. Uber et Lyft, ont, grâce à tout cet argent, pu se permettre des panneaux d’affichage, des publicités numériques, des tracts imprimés, et des spots radios. Ils ont également déployé des dizaines de lobbyistes et envoyé des courriers électroniques aux électeurs. Parrainant des recherches universitaires, les deux géants étaient prêts à tout pour faire valoir le bon sens et la justesse du compromis qu’ils proposaient à travers le référendum. Dans le même temps, les hauts dirigeants d’Uber et de Lyft ont réalisé une tournée médiatique haute en couleur, ou le chantage et les déclarations chocs n’ont pas manqué à l’appel. Et évidemment, tout cela a pu influencer le résultat.
Il faut dire que selon Uber et Lyft, l’enjeu était de taille. Si la “Prop 22” ne passait pas, les géants avaient évoqué des conséquences pour la population, invoquant l’intérêt public. Moins de trajets pour les consommateurs, des revenus plus faibles pour les conducteurs, et une augmentation des accidents de conduite en état d’ébriété s’ils sont obligés de classer les conducteurs californiens comme employés au lieu d’entrepreneurs. Mothers Against Drunk Driving avait même déposé un mémoire amicus soutenant la position d’Uber et Lyft dans l’affaire.
Sur ces arguments d’Uber, nous avons rencontré un chauffeur défenseur du “non” au référendum, qui a répondu aux affirmations de sa compagnie : “Vous voulez vraiment parler des conducteurs laissés ivres sur la route par manque de chauffeurs ? Que diriez-vous chez Uber du jeune de 18 ans qui vient d’obtenir son permis de conduire et qui conduit la voiture de son père le week-end pour avoir de l’argent et se payer des bières, n’est-ce pas tout aussi créateur d’accident ? S’occuper des personnes ivres, ça n’a rien d’un intérêt public. C’est un dommage collatéral pour nous, chauffeurs. C’est mon choix de prendre un passager qui a bu. J’ai refusé d’en ramasser beaucoup. Ils sont souvent insolents, odieux, irrespectueux, agressifs, etc. Comment est-ce que vous pourriez souhaiter transporter un inconnu qui vomi dans votre voiture et ne nettoiera pas, tout ça pour moins que le salaire minimum ?”.
Un usage de la technologie sans précédent pour Uber et Lyft
Dans cette campagne pour la proposition 22, les géants Uber et Lyft ont fait un usage monstre de la technologie, pour convaincre leurs chauffeurs de voter en faveur de la proposition 22. Depuis quelques semaines, les entreprises s’étaient mises à utiliser les applications utilisées par les chauffeurs pour travailler, afin de répandre leur message. Ils ont ainsi pu redoubler d’annonces, et même de menaces, puisqu’ils ont explicitement déclaré des temps d’attente plus longs et des prix plus élevés en cas d’échec de la Prop 22. Ils ne se sont pas privés d’affirmer que les conducteurs pourraient perdre leur emploi, les plateformes ne pouvant pas assumer autant d’employés qu’elles ont de travailleurs indépendants, pour des raisons économiques.
“L’utilisation par Uber et Lyft de leurs applications pour faire passer un message politique peut être légale, mais cela semble tout de même inapproprié”, a déclaré Erica Smiley, directrice exécutive de Jobs with Justice, une organisation à but non lucratif qui s’opposait à la proposition 22. Et en effet, les conducteurs VTC ont récemment intenté un procès à Uber, accusant l’entreprise de harceler et faire pression pour qu’ils soutiennent la ”Prop 22” via l’application. Ils ont affirmé qu’ils recevaient des messages tels que « La Prop 22 est un progrès », tandis qu’ils étaient forcés de cliquer sur « OK » avant de pouvoir avancer et accepter leur prochaine course. Un système de messages de masse qui a pu avoir un impact sur les opinions des chauffeurs, au fur et à mesure des suggestions externes. Un juge a depuis rejeté la poursuite au motif que l’issue de la proposition 22 la rendrait « sans objet ».
Du côté du NON à la proposition 22, on a vu une campagne plutôt désavantagée, pauvrement financée, et dotée d’une modeste publicité. Les actions étaient surtout concentrées sur les réseaux sociaux, où on a pu voir des débats enflammés sur les groupes de chauffeurs californiens. Un militant souhaitant garder l’anonymat avait avoué avant le vote à Siècle Digital : “la proposition 22 va passer, on le sait tous. La loi est modifiée selon les intérêts de ceux qui ont l’argent. Le référendum est purement dans l’intérêt de Uber, sinon ils ne mettraient pas tout cet argent”.
Liberté ou droits sociaux ? Un sujet de discorde parmi les chauffeurs
Loin d’entrer dans la caricature, il n’est pas certain qu’on puisse affirmer que “les chauffeurs ont été manipulés” dans leur vote du référendum. Parmi ces travailleurs, on trouve des situations diverses, des vies très différentes, et des conceptions qui le sont tout autant. Certains d’entre eux tiennent particulièrement à leur “indépendance”, même si cela doit sacrifier des droits et prestations sociales. “J’ai voté oui à la proposition 22 parce que je ne voulais pas être un employé assujetti aux horaires et au salaire minimum. Je ne voulais pas non plus être employé parce que je ne voudrais pas être forcé de devenir syndiqué. Je voulais rester indépendant et pouvoir faire ce que je veux, quand je veux, aussi peu que je veux. C’est aussi simple que ça. Ne croyez pas que j’ai avalé des salades. Je n’écoute ni Uber ni Lyft. Je n’ai aucune loyauté envers eux. Pour moi, conduire n’est qu’un “gig” [petit boulot, ndlr] tel qu’il a été conçu et structuré. Juste un petit revenu supplémentaire. Cela n’a jamais été un travail et n’a jamais eu l’intention d’être un travail. Quant à l’assurance, j’ai ce qu’il faut pour conduire, ça me suffit”, nous confie Jeffrey Grant, un chauffeur qui roule à la fois pour Uber et Lyft en Californie.
Pour information, aux États-Unis (même si cela varie d’un État à l’autre et que la Californie est un peu mieux lotie globalement), les charges sociales d’un travailleur salarié s’élèvent environ à 7,65% de charges salariales, et 15,55% de charges patronales. Elles financent principalement le régime d’assurance chômage et le régime d’invalidité (maladie professionnelle/accidents du travail). Un peu plus d’1% sont aussi dédiés au financement du Medicare, et les grosses compagnies sont en plus obligées de financer une assurance privée pour leurs employés. De lourdes charges pour le salarié et pour les entreprises, qui font préférer à Uber l’emploi des indépendants.
À l’inverse, les défenseurs du NON à la proposition 22 défendent leurs droits du travail, et se plaignent des modes opératoires d’Uber, qui exerce une pression et un contrôle sur ses travailleurs. Ce sont souvent des chauffeurs de longue date, qui ont vu les avantages du job se détériorer au fil des années. “Quand j’ai commencé à faire Uber il y a de nombreuses années, le système de rémunération était excellent et les anciens conducteurs se plaignaient déjà. Je ne savais pas pourquoi, car mon travail était «flexible» et je gagnais beaucoup d’argent. Soudain, mon contrat a changé ; des changements minimes, donc je m’en fichais un peu. Plus tard, cela a changé à nouveau, des changements minimes toujours… et ainsi de suite. Au 5ème, 6ème changement, j’ai réalisé que je devais travailler 5 jours pour gagner le même montant que je gagnais en 3 jours. La flexibilité d’Uber est une illusion,” explique Adan Nolasco, un chauffeur Uber de Californie, à Siècle Digital.
Il ajoute peu après que “les gens font Uber parce qu’ils ne trouvent pas de travail ici. Nous avons le pire système public. Il est pratiquement inexistant. C’est pourquoi Uber a connu un tel succès ici. Tout le monde conduit. De plus, il y a cette culture de l’automobile, cette fierté liée à la voiture. Uber promet un « travail flexible » et un salaire élevé, mais ni l’un ni l’autre n’est vrai, ou seulement en partie. S’il est vrai que les gens peuvent travailler et s’arrêter quand ils le souhaitent, ils doivent pourtant travailler 12 à 14 heures pour rapporter un revenu décent chez eux.”
Les divisions des chauffeurs sont davantage dues à des faiblesses structurelles du système américain, qu’à des manières très différentes de vivre et penser le job de chauffeur. La volonté d’indépendance et l’individualisme qui l’accompagne proviennent des mêmes racines que la demande de droits sociaux et de considération : une insatisfaction face au système actuel.
Les défenseurs du “oui” ont ainsi souvent cité leur réticence à payer des contributions sociales, pour des avantages moins importants que ce qu’ils pourraient se donner à eux-même en travaillant dur, en freelance. Interrogé par Siècle Digital, Marck Reylu, un chauffeur opérant sur l’application Lyft, déclare qu’en “ayant un emploi aux bénéfices sociaux, qu’on le veuille ou non, tout est marqué sur votre dossier ; combien de fois vous êtes au chômage, les invalidités, maladies, etc. Et cela affecte à long terme la recherche d’autres emplois, puisque l’employeur vérifie tout cela. Sans oublier que ce que j’ai pu obtenir avec Lyft, c’était un revenu supérieur à ce que mes prestations donneraient”. Et dans ce cas, c’était du vécu. “Au moment où je suis tombé malade et que j’ai dû quitter mon travail, ces applications (Uber et Lyft) étaient un soulagement profond, elles m’ont permis d’activer l’application quand ma santé allait bien pendant la journée. Je conduisais quelques heures et je gagnais de l’argent. Quand ils m’ont opéré, j’ai dû rester un mois en convalescence, et les revenus obtenus avant avec Lyft m’ont permis de le faire sans me soucier du loyer, de la voiture, des dépenses hospitalières, etc.”
En y regardant un peu de plus près, les 58% ayant voté OUI au référendum, et les 42% ayant voté NON, sont proches dans le sentiment qu’ils partagent : l’insatisfaction face au système américain, l’insécurité et la peur de l’imprévu. Le marché du travail est en effet extrêmement flexible, en matière de licenciement. Le dispositif de retraite repose en très grosse partie sur la retraite par capitalisation et des fonds de pension. Les assurances sont chères. Chacun tente d’y remédier à sa façon : militant pour un statut d’employé et plus de droits sociaux, en optimiste, ou défendant le statut d’indépendant et la flexibilité, en résigné. En attendant, Uber et Lyft ont bel et bien gagné leur combat.