Google est poursuivi en justice par le gouvernement américain dans ce qui pourrait être le plus grand procès antitrust du XXIe siècle. La firme de Mountain View est notamment accusée d’exercer un monopole écrasant dans le domaine des moteurs de recherche, et de ne laisser aucune place à ses concurrents.

Qu’est-il reproché à Google ?

Ces poursuites planent sur Google depuis plusieurs mois déjà, et cette fois-ci, pas sûr que le géant de la tech puisse s’en sortir aussi facilement qu’en 2013. À cette époque, la Federal Trade Commission (FTC), agence américaine chargée de surveiller les pratiques anticoncurrentielles, avait abandonné des poursuites à l’encontre de l’entreprise car celle-ci avait promis de faire de concessions et changer sa conduite. Sur son moteur de recherche, il lui était reproché de ne pas assez faire de distinction entre les résultats organiques et les liens payants. Sept ans plus tard, il est encore difficile pour les internautes de différencier les publicités des liens « normaux »…

Les nouvelles poursuites ont été déclenchées après 16 mois d’enquête et le procès va opposer le Département de la Justice (DOJ) ainsi que les États de l’Arkansas, de la Floride, de la Géorgie, de l’Indiana, du Kentucky, de la Louisiane, du Mississippi, du Missouri et du Montana, contre Google. Pour engager des poursuites contre la firme, les autorités américaines en appellent à la Section 2 du Sherman Antitrust Act de 1890. Elle l’accusent d’avoir eu recours à des comportements anticoncurrentiels pour dominer le secteur des moteurs de recherche, et d’empêcher l’émergence de rivaux :

« Il y a vingt ans, Google est devenue la coqueluche de la Silicon Valley en tant que startup décousue avec une manière innovante de faire des recherches sur un Internet en développement. Ce Google a disparu depuis longtemps. Le Google d’aujourd’hui est un gardien de son monopole sur Internet, et l’une des entreprises les plus riches de la planète, Google a utilisé des tactiques anticoncurrentielles pour maintenir et étendre ses monopoles sur les marchés des services de recherche, de la publicité pour la recherche et de la publicité textuelle pour la recherche, les pierres angulaires de son empire ».

C’est en effet le moteur de recherche de Google qui est au centre des accusations du gouvernement Américain. Le document de plainte décrit comment la firme de Mountain View a établi des contrats pour plusieurs milliards de dollars avec d’autres géants de la tech. Afin que son moteur de recherche soit installé par défaut sur les navigateurs et appareils d’autres firmes, Google avait notamment conclu un accord avec Apple. Il atteste par exemple que l’entreprise transfère 11 milliards de dollars par an à la marque à la pomme afin que Google soit mis en avant sur Safari, et donc sur les iPhone. On apprend également que le terme « code rouge » désignerait un scénario catastrophe durant lequel Google perdrait le marché des smartphones Apple pour son moteur de recherche… L’entreprise met ainsi tout en œuvre pour empêcher que cela n’arrive, quitte à débourser des sommes folles.

Le Département de la Justice s’est également intéressé aux accords entre la firme de Mountain View et les constructeurs de téléphones comme Samsung qui utilisent le système d’exploitation Android, et sont en quelques sortes obligés de faire de Google le moteur de recherche par défaut sur leurs appareils, et d’y pré-installer des applications de la firme. Pour les autorités américaines, ces pratiques permettent à l’entreprise de générer des revenus faramineux en utilisant l’historique de recherche des utilisateurs pour mieux cibler ses publicités. De cette manière, elle détient un monopole colossal sur le marché et ne laisse aucune chance à ses concurrents. Ce manque de compétitivité est en outre préjudiciable pour le consommateur, estiment les autorités, car il bride l’innovation et lui offre moins de choix.

« Une plainte profondément faussée » selon Google

Google n’a pas manqué de réagir face à l’ampleur de la situation. Dans un billet de blog publié le 20 octobre 2020, Kent Walker, vice-président des affaires mondiales et directeur juridique de la firme, conteste fermement les faits qui lui sont reprochés. Il estime par ailleurs que la domination de Google sur le marché résulte simplement de la qualité de ses produits et services :

« Le procès intenté aujourd’hui par le Département de la Justice est profondément entaché d’irrégularités. Les gens utilisent Google parce qu’ils le souhaitent, et non parce qu’ils y sont contraints ou parce qu’ils ne peuvent pas trouver d’autres solutions. Ce procès ne ferait rien pour aider les consommateurs. Au contraire, elle renforcerait artificiellement les alternatives de recherche de moindre qualité, augmenterait les prix des téléphones et rendrait plus difficile pour les gens d’obtenir les services de recherche qu’ils souhaitent utiliser ».

Pour justifier ces propos, le communiqué démontre à travers des images animées qu’il est très facile de modifier son moteur de recherche par défaut, aussi bien sur Android que sur Chrome ou sur Safari, et insiste sur le fait que peu de gens s’y attèlent car ils choisissent la qualité de Google. Kent Walker précise par ailleurs que Bing est le moteur de recherche par défaut sur Microsoft Edge, et que des applications de ses concurrents sont elles aussi pré-installées sur les appareils Android. Selon lui, les internautes ne se fient pas qu’aux moteurs de recherche pour trouver des informations, ils ont également recours à des réseaux sociaux comme Twitter, Instagram ou encore Pinterest pour des recommandations. Il remet ainsi en question le monopole que lui attribue le Département de la Justice.

Démonstration de la façon de faire pour changer son moteur de recherche par défaut sur Google Chrome.

Démonstration de la façon de faire pour changer son moteur de recherche par défaut sur Google Chrome. Image : Google

De plus, CNBC rapporte que le PDG de Google, Sindar Pichai, a demandé à ses employés de ne pas s’intéresser au procès antitrust auquel la firme doit faire face et de continuer à faire leur travail comme si de rien n’était. Il a par ailleurs affirmé que les avancées de Google étaient importantes et contribuaient à améliorer le monde, à l’image des dispositifs mis en place pour informer sur la pandémie de Covid-19 ou les systèmes mis en place pour alerter la population lors d’incendies. Dans son communiqué, Google assure que ces poursuites ne sont pas justifiables et mèneront, finalement, à rien :

« Nous comprenons que notre succès s’accompagne d’un examen minutieux, mais nous maintenons notre position. La loi antitrust américaine est conçue pour promouvoir l’innovation et aider les consommateurs, et non pour faire pencher la balance en faveur de certains concurrents ou rendre plus difficile l’accès aux services que les gens souhaitent. Nous sommes persuadés qu’un tribunal conclura que ce procès ne correspond ni aux faits ni au droit. En attendant, nous restons absolument concentrés sur la fourniture des services gratuits qui aident les Américains chaque jour. Parce que c’est ce qui compte le plus ».

Le spectre du procès contre Microsoft

Bien que la firme de Mountain View tente de calmer l’affaire, ces poursuites revêtent une importance particulière. Les GAFA (Google, Amazon, Facebook et Apple) sont en effet dans le viseur des autorités depuis quelques temps déjà, avec notamment une audience cet été durant laquelle les PDG des quatre géants de la tech ont peiné à convaincre le Congrès américain. Il n’est d’ailleurs pas exclu de voir les autres mastodontes d’Internet poursuivis dans les prochains mois… et tout cela pourrait littéralement bouleversé Internet tel que nous le connaissons.

Le procès qui s’annonce devrait toutefois s’étendre sur plusieurs années tant il est complexe. Il va de ce fait devenir l’affaire antitrust la plus importante depuis deux décennies, lorsque Microsoft a été reconnue coupable de pratiques anticoncurrentielles pour pousser son navigateur fait maison, Internet Explorer, et anéantir les chances de son concurrent Netscape. À l’époque, la firme de Redmond avait échappé de peu à la dissolution, et ne serait pas ce qu’elle est devenue aujourd’hui si cela s’était produit.

La plainte déposée pourrait par ailleurs être modifiée et agrandie avec de nouveaux chefs d’accusations. En effet, d’autres enquêtes sont menées en amont de celle initiée par le Département de la Justice. La procureur général de New York, Letitia James, a ainsi annoncé qu’au moins sept autres États sont en train d’investiguer sur certaines pratiques de Google, et pourraient joindre leurs résultats à ceux décrits dans le document de plainte. Cette méthode avait également été utilisée lors de l’enquête antitrust sur Microsoft.

Quelles sanctions risque la firme ?

Le document ne spécifie pas ce qu’encourt concrètement Google, il réclame néanmoins à la justice de faire ce qui est « nécessaire et approprié pour rétablir les conditions de concurrence sur les marchés affectés par le comportement illégal de Google ». Dans le cas le plus extrême, cela pourrait passer par un démantèlement des services de Google. Il a par exemple été question d’une revente forcée de Chrome, le navigateur web de l’entreprise. Il est également possible que le gouvernement américain s’inspire des Européens en infligeant d’importantes amendes à Google. Pour rappel, la firme a dû payer 2,4 milliards d’euros en 2017 pour pratiques anticoncurrentielles, puis 4,34 milliards d’euros en 2018 pour avoir abusé de la position dominante de son système Android.

Il est encore difficile d’imaginer quelles seront les conséquences réelles de ces poursuites historiques pour les citoyens, mais il faut toutefois noter qu’elles pourraient finalement ne pas aboutir, même si cela est très peu probable. Si le candidat démocrate remporte l’élection présidentielle, alors le Département de la Justice changera de camp et pourrait décider d’abandonner les poursuites. Que ce soit du côté des démocrates ou des républicains cependant, les législateurs américains comptent bien bousculer la hiérarchie de l’Internet d’aujourd’hui.