Lorsque nous évoquons la technologie et le numérique, nous pensons principalement au présent et au futur. Nous faisons par exemple confiance aux entrepreneurs nous promettant des avancées fabuleuses pour notre avenir, sans toutefois nous intéresser au passé. Pourquoi ? Quelles répercussions cette façon de faire a-t-elle sur la société moderne et sur son avenir ? Pour répondre à ces questions complexes, nous avons rencontré l’historien François Hartog, auteur de la préface de l’ouvrage Sur les traces de nos peurs de Georges Duby, grand spécialiste du Moyen Âge.


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L’Histoire n’est pas assez prise en compte pour aborder l’avenir

Depuis près d’un demi-siècle avec l’avènement du numérique, nos sociétés sont « présentistes ». Tandis que l’avenir est désormais synonyme de catastrophes à venir avec par exemple le réchauffement climatique, le passé a perdu sa visibilité, tout est ainsi tourné vers le présent et le présent seul.

Pourtant, l’historien a toujours été celui qui, par le spectre du passé, éclaire ses concitoyens sur les problèmes actuels. De ce fait, il interroge le passé avec des questions propre à son temps afin de mieux en saisir les nuances et d’en tirer les leçons nécessaires. Le présentisme dans lequel nous nous trouvons aujourd’hui empêche cette manière de faire car la parole des historiens est moins prise en compte.

Le numérique accélère le temps et alimente la peur

Avec le numérique, nous vivons en quelques sortes une accélération du temps : les distances physiques sont révolues par le virtuel. Nous vivons dans un présent permanent et pour François Hartog, ce phénomène est dangereux. Depuis deux siècles, l’humanité est ainsi tournée vers le progrès et plus récemment, elle s’est littéralement recroquevillée sur le présent, un « présent omniprésent », selon l’historien.

Les immenses avancées faites depuis le Moyen Âge ne nous ont pourtant pas apaisées. Cela s’est particulièrement bien reflété avec la Covid-19, alors que nous nous sommes retrouvés dans une situation similaire à celle de nos ancêtres à cette époque avec notamment la peste noire.

La peur de la mort est ainsi fondamentale à l’humanité : la crise du Covid-19 est nourrie par cette peur innée. L’accélération du temps engendrée par le numérique a montré ses failles pendant cette crise. La pandémie a été vécue en direct avec des tweets, sur les chaînes d’information en continu, etc. Or, de nouvelles informations circulaient à chaque instant, contredisant les précédentes, des scientifiques n’étaient pas d’accord entre eux… tout cela a créé un véritable climat de méfiance envers les politiques et en plus de cela, à l’égard de la science, alimentant le complotisme et la peur des citoyens.

La peur a toujours existé et elle ne cesse de se transformer

On peut toutefois se demander pourquoi nous continuons d’avoir aussi peur avec les outils mis à notre disposition, comme les moteurs de recherche, pour répondre à nos questionnements. Nos peurs ne cessent en fait de se transformer. Au Moyen Âge, il y avait un cadre, basé sur la religion chrétienne, qui faisait que les choses étaient en place. Concrètement, les gens savaient qu’ils allaient mourir et la peur faisait beaucoup plus partie de la vie qu’aujourd’hui. Il y avait la conviction que tout était limité.

Nos sociétés modernes ont repoussé la mort et l’ont faite disparaître de l’espace public. Tout va plus vite, il existe aujourd’hui une absence de repère temporel et cela suscite de l’anxiété chez la population.

Les motivations de certains grands entrepreneurs sont liées à la peur de la mort

De grands entrepreneurs, à l’image d’Elon Musk ou de Jeff Bezos, s’attaquent à des projets afin de vaincre la mortalité de l’Homme. Le transhumanisme, la cryogénisation ou encore la conquête de Mars, qui vise à anticiper la fin de la Terre, en sont le parfait exemple.

Ces initiatives sont bien entendu liées à la peur de la mort, mais aujourd’hui, les géants du numérique pensent pouvoir venir à bout de ce problème grâce à l’intelligence artificielle, les ordinateurs et la machine. Pour survivre, certains estiment que l’humain doit être dépassé par la machine, ce qui est en soit un paradoxe.

Les géants numériques ne sont pas la seule solution face aux problèmes colossaux que l’humanité doit désormais affronter

Depuis une dizaine d’années, un nouveau concept émis par la communauté scientifique s’est emparé des médias et crée un climat particulièrement anxiogène : l’anthropocène. Ce dernier fait de l’espèce humaine une force géologique ayant un impact néfaste sur la Terre et dégradant son habitabilité. Cela remet notre mode de vie en question et bouleverse nos croyances, estime François Hartog :

« Cette prise de conscience est d’autant plus difficile, et suscite des doutes considérables, car alors même que nous étions dans ce monde présentiste, surgit un temps qui n’a plus rien à voir avec nos échelles ordinaires, qui est le temps de la Terre ».

L’anthropocène a ainsi réintroduit le concept de temps limité, comme c’était le cas au Moyen Âge. Néanmoins, cette fin probable de la Terre est directement liée à l’espèce humaine qui accélère ce dénouement. Si les géants du numérique se veulent rassurants en évoquant des progrès technologiques pouvant nous aider à surpasser cela, ils ne peuvent pas à eux-seuls résoudre ces questions fondamentales. Pour François Hartog, les historiens peuvent ici avoir un rôle crucial à jouer en remettant tout en perspective, allant à l’encontre du présentisme de nos sociétés qui a désormais montré ses limites.

L’humanité doit maintenant vivre en ayant connaissance de cette borne temporelle, elle doit s’y adapter tout en évitant les pensées irrationnelles.