La collapsologie est de plus en plus évoquée dans les médias. La crise sanitaire, environnementale et économique que nous traversons présage, pour certains, un effondrement de notre société. Quel est le rôle des nouvelles technologies et du numérique dans cette tendance ? Nous aident-elles à construire un monde meilleur ou empirent-elles les problèmes sociétaux profonds que nous vivons ? Le psychanalyste Roland Gori, auteur de l’essai Et si l’effondrement avait déjà eu lieu ? (Les liens qui libèrent), nous a apporté des éléments de réponse.


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Le progrès technologique est formidable mais mal utilisé, il abîme le lien social

Il faut tout d’abord s’intéresser à notre vision du progrès héritée de la fin du XIXe siècle, alors que la science et les industries étaient en plein boom. À l’époque, le progrès était considéré comme un vecteur de bonheur absolu, qui nous mènerait sans aucun doute vers une forme d’utopie. Selon Roland Gori, cette conception n’est en fait qu’une illusion : les problèmes humains et le progrès social ne peuvent pas être solutionnés ou atteints uniquement via la technique et la technologie.

Si cette dernière nous apporte des solutions merveilleuses, comme pendant la crise du Covid-19 durant laquelle elle a été particulièrement utile à la médecine, à l’éducation, au monde de l’entreprise ou encore aux relations familiales, la technologie ne peut pas être la seule réponse au désir d’émancipation et de liberté. La parole et l’échange entre les êtres humains sont ainsi primordiaux. Or, le numérique, et surtout la manière dont il est géré et exploité, peut parfois brider et aliéner l’humain en le soumettant aux programmes et aux algorithmes.

Associer le numérique à la parole et revoir notre façon de penser le monde

Pour Roland Gori, les catastrophes prédites par les discours sur l’effondrement reflètent l’incapacité de notre société à changer notre manière de penser :

« [Ces discours] sont les symptômes d’une autre maladie de civilisation, à savoir que nous sommes toujours sur de vieilles catégories de pensées, nous sommes toujours sur de vieux concepts comme ceux de productivité, comme ceux de vitesse, comme ceux de concurrence, comme ceux d’un progrès qui serait infini et donc, à partir de ce moment-là, nous sommes mal préparés à recevoir des chocs environnementaux et à pouvoir les gérer ».

De par leur vision à court terme, nos sociétés ne sont pas préparées aux chocs qu’elles doivent affronter et qui pourraient causer un effondrement, mais les nouvelles technologies ne peuvent pas non plus remplacer la complexité sociale et culturelle d’une société. Elles ne sont donc pas aptes à solutionner les problèmes fondamentaux que sont le réchauffement climatique, la pandémie ou encore la crise économique. Elles doivent être utilisées de manière éthique et réfléchie pour accompagner l’humain dans ses démarches. Dans le cas contraire, l’humanité risque d’être asservie à la machine.

La culture numérique devrait impérativement être associée à la culture de la parole et de l’échange pour répondre aux défis actuels et de demain, à l’image des solutions qu’elle nous a apportée durant la crise de Covid-19.

Les acteurs du numérique doivent changer d’approche

Par ailleurs, les algorithmes doivent être des indicateurs et fournir des informations sur lesquelles il faut par la suite discuter, ils ne peuvent pas gérer la population à eux-seuls. Il faudrait par exemple revoir la manière dont sont conçues les applications afin de les mettre au profit d’un progrès social et écologique.

Aujourd’hui, les géants du numérique doivent impérativement se soucier de ce qui est mis sur le marché et qui en profite selon Roland Gori. Si cela n’est pas fait, alors seuls les bénéfices d’une élite comptent : l’humain et son intérêt sur le long terme devraient ainsi être replacés au cœur de ces questions et ne plus être bafoués comme c’est le cas actuellement.

Selon Roland Gori, la course au numérique pourrait nous mener à une sorte de « tyrannie algorithmique »

Il existe pourtant des savants qui estiment que l’avenir de l’humain doit absolument se lancer dans une course au numérique et se construire sur le prisme de ce dernier, c’est notamment le cas du Docteur Laurent Alexandre. Pour Roland Gori, cette forme de pensée peut nous mener vers l’individualisme de masse et ses conséquences néfastes peuvent déjà être observées à travers des problèmes sociétaux comme celui des hikikomori au Japon. Au contraire, le numérique et la technologie devraient être humanisées estime le psychanalyste :

« Il faut qu’elle puisse être immergée dans les humanités, c’est-à-dire dans la philosophie, dans l’Histoire, dans la littérature, la poésie ».

Si cela n’est pas fait, Gori craint une situation similaire à celle de la Chine, où les individus sont gérés comme de simples statistiques traités par des bases de données. Bien sûr, les progrès technologiques et scientifiques sont indispensables, mais la « tyrannie algorithmique » ne doit pas prévaloir sur l’humain.

Humaniser la technologie sans mettre un frein au progrès

Certains prônent pourtant un retour en arrière afin d’éviter un effondrement, quand d’autres estiment que l’humain doit en quelques sortes fusionner avec la machine. Brider le numérique serait toutefois un frein au progrès, et il est vrai que sans les grandes avancées, l’humanité ne vivrait pas aussi bien qu’aujourd’hui. Roland Gori est convaincu que la balance entre ces deux discours doit être établie.

Selon lui, l’être humain doit apprendre de ses erreurs du passé pour construire un avenir meilleur sur le long terme et surtout, pour tous. La notion de long terme doit être placée au cœur du numérique, qui est aujourd’hui principalement tourné sur le court terme, à l’image de la société dans laquelle nous vivons. Nous devons être à même de nous approprier le présent plutôt que de courir vers un avenir utopique. En cela, la technologie a un rôle formidable à jouer de par les incroyables progrès qu’elle nous offre, il faut néanmoins la manipuler de manière hétérogène et humaniste et faire en sorte qu’elle ne devienne pas l’élément qui régit notre monde.