« La transformation digitale au Myanmar, ça existe, ça ?». Ainsi furent les premiers mots teintés de moquerie qui précédèrent la première étape de mon long périple à la rencontre des acteurs de la transformation digitale « all over the world ». A travers cette série d’articles, je vais donc tenter de vous décrire l’état « numérique » des pays que je traverse, non pas de manière exhaustive ou « toute savante », mais à travers le prisme de mes rencontres avec ces personnes d’ailleurs pour qui la « TranfoDig » est une réalité parfois différente mais tout aussi enrichissante que la nôtre. Bienvenue dans un voyage à travers le monde 1,2,3,4.0 !

Des fondations politico-économiques instables 

Un pays éclaté en 7 641 îles et dirigé par un Président qui propose de « tirer dans les parties génitales des femmes faisant partie de la guérilla » rend la transformation digitale nationale assez complexe ! Ce morcellement géographique, peu favorable au développement des télécommunications, et l’instabilité politique représentée par des dérives « sécuritaires » quotidiennes sont autant de freins à la digitalisation d’une nation où la croissance ralentit aussi sûrement que la productivité agricole et manufacturière. La balance commerciale déficitaire, le potentiel de l’industrie minière affaibli par des politiques aléatoires rejoignent les plus hauts coûts logistiques de l’ASEAN à la liste des points noirs économiques. 

Président Philippines

Le Président Philippin, Rodrigo Duterte

Pour inverser ce contexte politico-économique désastreux, des réformes fondamentales doivent être entreprises au rang desquelles on pourra citer en priorité la baisse des restrictions sur les investissements internationaux, la réforme de la fonction publique et celle du code du travail, la libéralisation du marché agricole ou encore la stabilisation des politiques minières. Autant de facteurs négatifs qui impactent, de près ou de loin, une transformation numérique pourtant désirées par les élites et la « jeunesse » d’un pays où les écarts d’accès à la technologie sont bien trop grands entre la capitale et la plupart des localités. Parler de quatrième révolution industrielle dans un pays qui n’a toujours pas terminé la troisième et dont le tissu économique est composé à 99% des PMEs qui ne priorisent pas la digitalisation n’est pas à l’ordre du jour. 

Développer une culture technologique

Si la situation économique du pays n’incite pas à l’optimise, sa culture technologique n’y participe pas non plus ; en effet, l’implantation et le développement des télécommunications est en retard : les Philippines sont classées au 62ème rang sur 63 de l’étude FINTQ au niveau des communications technologiques et au 61ème en ce qui concerne la vitesse du débit d’internet. Une autre étude, commandée par Microsoft et réalisée par l’International Data Corporation (IDC), dévoile que seulement 4% des foyers « philippinos » bénéficient d’une connectivité haut-débit lorsque Singapour émarge à 97%, par exemple. Ainsi, le secteur des télécommunications est (très) en retard – il représente seulement 1% de la main d’oeuvre globale vs 8% à Singapour ! – et tout ne peut pas être mis sur le compte des particularités géo-spatiales du pays qui ne sont qu’un élément perturbateur de plus au sein du marasme politique d’une nation qui n’est globalement pas « configurée » pour le changement. 

Internet

Chiffres clés du digital aux Philippines

En parallèle à ce retard des infrastructures, la même étude révèle que les mentalités dans le secteur privé n’ont pas encore évolué ; seules 37% des entreprises sont actuellement considérées  comme « Digitale Determined », c’est-à-dire qu’elles ont intégré des stratégies de transformation numérique à travers des business models novateurs et des cycles d’innovation. A contrario, la fameuse « disruption » est encore un concept inconnu pour plus de 60% d’entre elles ce qui positionne les Philippines à la 10ème place sur 11 au classement EIU’s Asian Digital Transformation Index de 2018 qui est basé sur les trois principaux critères suivants : infrastructures digitales (11ème), capital humain (9ème) et connectivité de l’industrie (11ème, -2 places). Ainsi, les entreprises locales sont aujourd’hui confrontées à des volumes de données ingérables qu’elles ne seront en mesure de traiter qu’en intégrant au plus vite des systèmes informatiques optimisés de gestion de la supply chain, des clients ou des employés afin de mettre en place des process efficients. Au regard de ces divers retards, l’intégration de l’IA, du Machine Learning et de l’IoT n’est encore qu’un objectif à long terme. 

Favoriser le changement des mentalités

Au niveau socio-culturel, terreau de la transformation numérique, là encore les manques sont latents ; les parcours académiques proposant des cursus « tech-oriented » sont bien trop rares pour former une quantité suffisante de « techos » qui porteraient cette digitalisation comme en témoignent notamment les maigres 27% d’écoles connectées à internet. Les entreprises locales, si petites soient-elles, souffrent du manque de main d’oeuvre qualifiée qui serait en mesure de promouvoir et de favoriser le changement, que ce soit au niveau managérial, aussi bien qu’au niveau technologique. De plus, à la différence de nombreux autres pays d’Asie du Sud-Est – sauf l’Indonésie peut-être -, la situation politique délicate rend quasiment nulle la possibilité d’importer des talents étrangers qui pourraient agir comme des moteurs et favoriser la formation professionnelle des « philippinos ». 

Malgré ce relatif enfermement sur lui-même, le taux de pénétration d’internet à, comme ailleurs, ses effets positifs ; ainsi, la jeunesse citadine du pays est de plus en plus connectée et s’habitue à des usages numériques modernes. Le blog WhenInManila.com est un bel exemple de réussite digitale et entraîne à sa suite une prise de pouvoir « online » d’une certaine frange de la population. Des initiatives novatrices comme celle de « AI4GOV » qui propose une aide à la dématérialisation des procédures administratives grâce à l’IA se développent lentement pour encourager une transformation globale de l’économie et tenter de rassurer les « Philippinos » dans leurs usages et besoins technologiques quotidiens. Néanmoins, il en faudra encore de nombreuses comme cette dernière pour espérer un jour que les étapes d’une transformation digitale réussie soient franchies… 

AI4GOV

AI4GOV: Lei Motilla en plein pitch au #HackSociety

Downloading… 

La transformation numérique des Philippines « is downloading » ; à l’instar de ces barres soulignées du pourcentage de chargement, elle semble aujourd’hui s’éterniser. Les causes de cette lenteur sont multiples mais le ralentissement observé au cours de ces derniers mois porte un nom : celui de l’administration Duterte. Il existe encore des pays où le secteur politique n’a pas tout cédé au libéralisme économique et les Philippines en fait partie. Malheureusement, l’évolution digitale d’un pays qui en aurait grand besoin n’entre pas dans les priorités du gouvernement qui préfèrent concentrer son énergie à réduire au silence ses opposants politiques…