« La transformation digitale au Myanmar, ça existe, ça ? ». Ainsi furent les premiers mots teintés de moquerie qui précédèrent la première étape de mon long périple à la rencontre des acteurs de la transformation digitale « all over the world ». A travers cette série d’articles, je vais donc tenter de vous décrire l’état « numérique » des pays que je traverse, non pas de manière exhaustive ou « toute savante », mais à travers le prisme de mes rencontres avec ces personnes d’ailleurs pour qui la « TranfoDig » est une réalité parfois différente mais tout aussi enrichissante que la nôtre. Bienvenue dans un voyage à travers le monde 1,2,3,4.0 !

Transformation digitale

L’événement tech « Digital Cambodia 2019 », illustration d’une transformation digitale rapide

Le Cambodge, une ouverture internationale portée par l’Histoire 

Attablé devant mon ordinateur sur la terrasse d’Aroma, un petit restaurant libanais tenu par Mansour, un restaurateur multi-culturel connue des nombreux expatriés français, je m’interroge sur la transformation digitale du Cambodge en regardant mon voisin commander son tuktuk sur l’application PassApp de son smartphone. Le lien entre la France et le Cambodge débute au temps des colonies sud-est asiatiques, se poursuit pendant la guerre d’Indochine puis sous la terreur orchestrée par les maoïstes Khmer Rouges qui verra de nombreux opposants immigrer dans notre cher pays. Une amitié profonde lie encore aujourd’hui ces deux pays pourtant distants de dix mille kilomètres et la vaste diaspora d’expatriés franco-cambodgiens en est une parfaite illustration. Après avoir traversé le Myanmar et le Laos, rencontré fondateurs de startups et d’incubateurs, d’agences d’éco-tourisme ou directeur d’agence de publicité internationale, je me penche désormais sur la question de la transformation digitale d’un pays où le dollar US fait de l’ombre au riel dans les transactions quotidiennes. 

Le Cambodge reste un petit marché en terme de volume – environ 16 millions d’habitants -, et jouit d’une croissance d’environ 7%, encore globalement portée par le secteur primaire malgré une intégration croissante du tertiaire dans le PIB, en grande partie provoquée par le tourisme. Il n’y a qu’à parler des 5 millions de visiteurs annuels des temples d’Angkor ou du peu glorieux taux de fréquentation des casinos chinois de Sihanoukville pour comprendre l’intérêt du gouvernement pour le tourisme de masse aussi bien que pour les capitaux étrangers. « Il existe pourtant encore de grandes disparités « digitales » entre Phnom Penh et le reste du pays » m’avertit Jeff Laflamme, un canadien fondateur du AngkorHUB, espace de « coworking-coliving » éco-responsable basé à Siem Reap. En effet, si le taux d’équipement mobile de la population est l’un des plus élevés d’Asie du Sud-Est (+173% !) et représente partiellement la réussite de ce « leap », la capitale cambodgienne centralise la majorité des soutiens financiers multilatéraux pour le développement alors que le reste du pays semble encore arrimé à ses traditions ancestrales : agriculture, pêche et industrie textile. 

Espace coworking Angkor Hub

Conférence au Angkor Hub

Ainsi, l’adaptation culturelle du pays ou tout du moins de sa capitale, fondamentale pour une transformation digitale réussie, est portée par une population jeune – 65% de la population a moins de 30 ans – et un vivier de startups locales et internationales en pleine croissance, comme en témoignent les réussites domestiques de CamboTickets, de Last2Ticket – un Eventbride local – ou d’Aniwaa, média international leader sur le testing et recensement d’impression 3D. Son fondateur français, Martin Lansard, me confirme d’ailleurs le succès de « leap » à la sauce cambodgienne : « malgré mes doutes initiaux, en cinq ans, les grands fondamentaux des marchés occidentaux – Grab (qui a, ici, racheté Uber) ou PassApp, ont été adoptés mais en version « full mobile » »… Et Soreasmey Ke Bin, franco-cambodgien fondateur de Confluences, d’ajouter : « le pays est très connecté et, par ce biais, a sauté les étapes de la transformation digitale comme en témoignent l’utilisation de Telegram ou de Facebook versus les emails ou encore l’ouverture récente du compte du Premier Ministre sur Instagram pour toucher les jeunes ». C’est donc à travers la création rapide et quasi-globale d’un réseau internet de qualité, une volonté de communiquer avec l’extérieur et l’intérieur et une innovation générée par un vivier grandissant de startups que le pays à réussi la première partie de sa transformation digitale. 

Startup

Martin Lansard, Fondateur de la startup Aniwaa

Des usages rapidement adoptés par une population digitalisée 

« Quand je suis arrivé au Cambodge, il y a maintenant presque vingt ans, les cybercafés étaient légions ! » s’étonne encore Soreasmey. Nécessairement, pour qu’il existe innovation et startups, il faut que la population en éprouve le besoin et que le gouvernement mette en place les infrastructures éducatives et technologiques nécessaires à l’adoption de ces nouveaux usages. A ce titre, l’Histoire moderne du Cambodge justifie cette demande ; si les cybercafés étaient si nombreux à l’époque et si les applications de messagerie directe rencontrent un succès indiscutable, c’est en grande partie le résultat d’une émigration massive et de la présence d’une diaspora cambodgienne dans de nombreux pays ; un besoin de communiquer vers l’extérieur qui a favorisé l’adoption rapide et quasi immédiate d’usages digitaux de communication. Aujourd’hui, Martin Lansard résume cette appropriation digitale plus globale d’une manière éloquente : « lorsque tu proposes une offre plus rapide et moins chère et que la population est prête, ça fonctionne… comme partout ! ». Acheter un billet de bus sur CamboTicket, réserver son tuktuk sur PassApp ou Grab et commander son dîner sur Nham24 ou Meal Temple est devenu une habitude chez les habitants de Phnom Penh et l’arrivée réussie de Netflix sur le marché cambodgien en 2016 en est une autre parfaite illustration ! 

Jeff Laflamme pondère pourtant cette réussite apparente en terme d’innovation d’usage en mentionnant l’aspect éducatif parfois défaillant ; en effet, les jeunes et fougueux entrepreneurs cambodgiens mettent parfois la charrue avant les boeufs et manquent encore de nombreuses qualifications informatiques et business. Cette ouverture internationale du marché peut être parfois délicate à gérer pour ces créateurs d’entreprises qui souhaitent « copier » les modèles occidentaux sans se rendre compte que « des success stories comme Uber fonctionnent grâce à des systèmes complexes de capitalisation ; dans certains cas, cette méconnaissance du marché international peut mener à des revers ». Néanmoins, une partie de la jeunesse cambodgienne s’approprie actuellement les codes du e-learning ou des tutoriels Youtube et fait preuve d’une envie débordante d’apprendre qui lui permet d’éviter de plus en plus d’écueils de ce genre. Soreasmey préfère voir dans ce manque relatif d’infrastructures une preuve de plus que la transformation digitale du pays est en passe d’être réussie : « à Phnom Penh, presque personne n’a de carte bleue mais l’adoption croissante des e-wallets montre que cette étape ultérieure a été sautée et que les usages évoluent. ».

Confluences, FrenchTech

Soreasmey Ke Bin, co-fondateur de la FrenchTech Cambodge et CEO de Confluences

Si ces usages sont rapidement et efficacement adoptés, c’est également parce que certains freins psychologiques et culturels n’existent pas (encore ?) ; la question de la sécurité et de la confidentialité des données, par exemple, ne fait l’objet d’aucun débat national contrairement aux cas de nombreux pays occidentaux. « Savoir dans quel restaurant ils ont mangé ne les dérange absolument pas », m’explique Soreasmey avant de continuer, « ici, la plupart des membres du gouvernement utilisent des adresses mail Gmail ou Yahoo ce qui paraît irréaliste mais, en parallèle, il est beaucoup plus simple de les joindre directement via Telegram ! ». Ainsi, Phnom Penh est érigée en modèle de transformation digitale en cours d’accomplissement grâce à l’adoption d’usages digitaux et entraîne lentement dans son évolution le reste du pays, malgré des disparités  géographiques encore flagrantes. 

Le danger du leap intensif 

La transformation digitale du Cambodge est donc une réalité en cours ; malgré cela, certaines problématiques demeurent encore assez peu lisibles dans le futur ; en effet, la volonté d’ouverture internationale du gouvernement pourrait être parasitée par des investissements externes massifs – Sihanoukville ou les projets immobiliers de l’Île des Diamants en sont l’illustration – qui empêcheraient la redistribution généralisée des richesses et la saine prolifération des startups et entreprises locales. Le tourisme de masse pourrait également détruire certains joyaux de la culture cambodgiennes – les temples d’Angkor survivront-ils aux 10 millions de visiteurs prévus pour 2025 ? Et que dire de cette problématique de la confidentialité des données qui, si elle n’est pas une priorité aujourd’hui, risque de le devenir lorsque la data se transformera en or ? Outre ces écueils à éviter, le prochain défi du peuple cambodgien sera de généraliser la digitalisation à l’échelle du pays pour éviter d’accroitre une fracture sociale déjà existante et diminuer le risque d’une société à « deux étages » où innovations technologiques et traditions culturelles s’entrechoqueraient. « Charge ta charrette suivant sa contenance », dit un proverbe cambodgien… 

Soreasmey Ke Bin

Interview de Soreasmey Ke Bin, locaux de Confluences, Phnom Penh, Cambodge © Guillaume TERRIEN

 

Aniwaa.com

Interview Martin Lansard, CEO Aniwaa, Phnom Penh, Cambodge © Guillaume TERRIEN