Petit quand j’allais l’été chez mon grand-père, je m’occupais de lancer le robot chargé de nettoyer le fond de la piscine. Étonnamment, une partie des personnes de ma famille l’avait surnommé « Toto le robot ». Étonnamment, dans plusieurs autres familles leur robot avait été surnommé de la même manière. En grandissant, la seule référence culturelle que j’ai trouvée, si elle n’est pas publicitaire, se trouve dans l’œuvre de Jean Chalopin et Nina Wolmark : Ulysse 31. Le robot y est appelé Nono. Je crois que le côté futuriste, pour les années 80-90, de ces robots de piscine, a probablement poussé les gens à le personnifier un peu. Pourtant, ce n’était qu’une boîte en plastique reliée à quelques tuyaux.

30 ans plus tard, les robots font partie intégrante de notre quotidien. Que ce soit ceux qui tondent notre gazon, qui vont garer notre voiture, qui aspirent et passent la serpillière de notre logement, ceux qui animent les entrepôts de logistique, ceux de Boston Dynamics, ceux qui vont livrer dans nos villes … Il y en a pour à peu près tout et tout le monde, alors même que notre société n’en est qu’aux prémices de leur utilisation. Il existe encore très peu d’humanoïdes, cependant il y a un robot avec lequel nous conversons… presque chaque jour pour certains. Souvent situé dans le prolongement de notre main, il s’appelle tantôt Siri, tantôt Alexa, tantôt Google Assistant, tantôt Bixby, parfois Cortana. S’il est virtuel, son utilité est bien réelle, et ses capacités multifonctionnelles.

Nos relations avec les robots sont déjà trop fréquentes pour ne pas noter un lien qui se crée parfois, avec ces petites choses de plastique et de circuits imprimés. Si bien que parfois, je me surprends moi-même à émettre un quelconque sentiment envers elles. Dans ce cas, quelle doit être la considération que nous devons accorder aux machines qui nous servent ?

De chair et non de silicium

Les Transformers, i Robot, Chappie, Wall-E, Metropolis, le Géant de fer, Terminator, le Château dans le ciel, Star Wars … Tant de films où les robots ont des apparences humaines et se comportent plus ou moins comme des humains. On appelle cela l’anthropomorphisme. Et il est fort probable que peu à peu, le cinéma ait pavé la voie du lien avec des personnages fictifs vers des choses bien plus concrètes.

On peut notamment prendre l’exemple des très populaires vidéos de Boston Dynamics. Souvent, les robots présentés sont malmenés, poussés, bloqués, déséquilibrés. Parfois violemment. L’objectif est de démontrer l’agilité des machines dans des situations difficiles. Cependant, l’aspect presque humain des quadrupèdes et bipèdes nous pousse inconsciemment à ressentir une forme d’injustice lorsqu’ils sont déroutés. Souvent, les internautes blaguent sur une possible révolte des robots de la firme. Quoi qu’il en soit, nous partageons en grande partie un ressenti, sans pour autant oublier que nous avons des machines face à nous.

Moins anthropomorphiques, les robots du quotidien comme les robots aspirateurs ne manquent pas d’interactions avec l’Homme et bénéficient de quelques attributs. Sur la toile, il existe même un classement des noms donnés aux Roomba de la marque iRobot. Outre ceux propres à la culture américaine, on retrouve Alfred, le célèbre majordome de Batman, Wall-E qu’on ne vous présentera pas, R2D2, etc. Et dès lors qu’on donne un surnom à une chose, on crée un lien, qu’on le veuille ou non.

Il existe également une communauté qui, du fait du développement des technologies, rentre dans le cadre de la relation Homme-machine : les fans d’automobile. Souvent, ils donnent un nom à leur voiture. Depuis 2014, Tesla propose à ses utilisateurs de faire de même. Auparavant, leur véhicule présentait un numéro de série très neutre. Aujourd’hui on retrouve des petits noms comme « Jessla », « TeslAnette », « Cobra Kai », « LeroyJenkins », etc.

Si notre culture nous pousse à donner des noms aux technologies de la même manière que nous donnons un pseudonyme à un personnage de jeu vidéo, il y en a avec qui nous échangeons et dont nous connaissons déjà le nom. Siri, Alexa, Cortana nous sont présentées par les GAFAM comme on présente une personne lors d’une soirée. Or, ce sont des machines virtuelles qui ont pour rôle de nous assister puisque ce sont des assistants. Pourtant, d’office, leur voix et leur nom créent un fossé sur notre maîtrise de ces outils.

Ce fossé ne va certainement pas aller en s’arrangeant. Les initiatives se multiplient du côté des géants de la tech’ pour que nous adoptions un phrasé plus ‘humain’. Par exemple, depuis le début de l’année 2018, Alexa ne répond plus aux insultes et se ferme dès lors que l’utilisateur dépasse les bornes. Du fait de l’instauration par défaut d’une voix féminine, l’objectif est de diminuer les situations de harcèlement. D’ailleurs, en 2017 une pétition avait recueilli près de 17 000 signatures pour encourager les GAFAM à mettre en place des éléments de réponse destinés à sensibiliser les utilisateurs lorsqu’ils ont un comportement moralement ou sexuellement abusif. Dans un autre registre, Google a intégré à la fin de l’année 2018 des réponses enrichies lorsqu’un utilisateur employait des formules de politesse. Ainsi dire « s’il te plaît » ou « merci » lorsque l’on échange avec Google Assistant lui fera intégrer « Merci de demander si gentiment » ou d’autres tournures dans sa réponse.

Par cela, les créateurs d’assistants vocaux créent un réflexe presque pavlovien lorsque l’utilisateur humanise sa relation avec eux. Si vous êtes polis, vous êtes récompensés. C’est simple, mais terriblement dangereux. Nous n’avons plus tellement de maîtrise (à part ne pas l’utiliser) sur l’outil. C’est lui, dans une certaine mesure, qui nous maîtrise. Pourtant, ce n’est qu’une voix à travers un téléphone ou une enceinte. L’utilisation de l’impératif est rapide et efficace lorsque nous avons besoin que ces machines nous rendent service. Entre « Alexa allume la lumière » et « Alexa est-ce que tu peux allumer la lumière s’il te plaît » la différence est nette pour les francophones. Imaginez devoir employer les mêmes tournures toute la journée. L’accumulation de ces petites choses rendrait notre quotidien moins fonctionnel. De plus, cela remettrait peu à peu en question la valeur des échanges que nous aurions avec une vraie personne, à qui nous demanderions un service, comparé à une machine. Quels signaux enverrait-on si l’on demande un coup de main de la même manière à son enfant qu’à son assistant ?

Dans plusieurs dizaines d’années, le développement des technologies ferait que nous aurions chez nous un humanoïde à notre service, ou un assistant virtuel omnipotent capable de contrôler toute l’électronique qui équipe notre maison. Il se reconnaîtrait avec le nom que nous lui aurions donné. Lorsque le robot se trouverait sur notre chemin, est-ce qu’on le pousserait (sans violence), ou est-ce que l’on devrait lui demander de s’écarter ? C’est une situation parmi des centaines d’autres qui placerait ou non l’anthropomorphisation des robots comme un pan de notre vie sociale.

De la chose à rendre service au lien affectif, la limite s’estompe doucement. Cependant, la pente est glissante, et il serait bon d’y prêter plus d’attention.

Une thérapie de couple Homme-Robot ?

Les robots s’humanisent, les Hommes se robotisent, nos échanges se numérisent. L’omniprésence des technologies facilite la transposition des émotions accordées à un être humain vers une machine, virtuelle ou réelle. Le lien physique que l’on perd au profit de liens plus virtuels limite la distinction que l’on pourrait effectuer entre un Homme et une machine. En revanche, notre société accorde de plus en plus d’importance aux instants partagés dans le monde réel, puisque plus rares.

« À moyen terme, si la distinction entre humain et robot s’efface, on risque d’exiger des humains qu’ils soient aussi bien programmés que des robots, » avait déclaré le psychiatre Serge Tisseron dans une interview accordée au Monde. « À terme, on va finir par oublier le caractère toujours un peu frustrant, imprévisible, de l’humain. Les robots conversationnels risquent d’encourager la rigidité psychique. »

De l’anthropomorphisation des robots grandissante, est-ce que l’on créera une science du comportement des humanoïdes ? Comme l’évoque le professeur en psychologie Thomas Hills, les bugs algorithmiques et hallucinations de vision par ordinateur pourraient être traités comme des maladies mentales.

Tous les progrès technologiques ne sont pas bons à accueillir à bras ouverts. Sur quels motifs nous imposerait-on d’accorder une quelconque considération vocale à Alexa ou Google Assistant ? L’affect avec les robots crée dans notre subconscient, petit bout par petit bout, doit nous inciter à tirer la sonnette d’alarme. L’intelligence artificielle et la robotique doivent être une opportunité pour remettre à plat les liens entre les Hommes, sans pour autant brider des rêves de progrès.

Assurons-nous, pour les décennies qui arrivent, que les machines restent des machines, des objets à notre service. Et que les sentiments humains restent humains.