« La transformation digitale au Myanmar, ça existe, ça ? ». Ainsi furent les premiers mots teintés de moquerie qui précédèrent la première étape de mon long périple à la rencontre des acteurs de la transformation digitale « all over the world ». A travers cette série d’articles, je vais donc tenter de vous décrire l’état « numérique » des pays que je traverse, non pas de manière exhaustive ou « toute savante », mais à travers le prisme de mes rencontres avec ces personnes d’ailleurs pour qui la « TranfoDig’ » est une réalité parfois différente mais tout aussi enrichissante que la nôtre. Bienvenue dans un voyage à travers le monde 1,2,3,4.0 !

Le Laos, un contre-exemple de la transformation digitale

Se rafraîchir la mémoire sur les « Accords de Paris » installé sur les bords du Mékong, c’est remonter le temps après avoir descendu la partie laotienne de ce fleuve mythique. Un mois après ces derniers, en Février 1973, les accords de Vientiane instaurent un cessez-le-feu et mettent un terme à dix ans de bombardement toutes les sept minutes en moyenne ; une atrocité parfaitement  illustrée par ce proverbe lao : « Quand les éléphants se battent, ce sont les fourmis qui meurent »… Le pays se relève ensuite des effets collatéraux de la guerre du Vietnam et s’appuie sur un gouvernement communiste indépendant qui prend la tête d’un pays miné et décentralisé où les villages bénéficient d’une autonomie presque complète jusqu’à la fin des années 90. Après avoir adopté son texte de constitution en 1991, le pays s’engage dans une nouvelle politique économique qui se traduit par une relative prospérité financière portée par une croissance moyenne du PIB de 6,4 points par an avant que la crise asiatique de 1997 ne fasse chuter les principaux investissements étrangers et principalement Thaïlandais. Dans ce dernier bastion marxiste-léniniste où flottent à volonté les drapeaux rouges, l’introduction – en apparence – du fonctionnement capitalistique brouille les pistes. 

Ainsi, dans ce contexte économico-historique en lente mutation, la transformation digitale n’est encore qu’un mirage; les trois principaux secteur pourvoyeurs de croissance au Laos, que sont l’énergie hydraulique, les minerais et le tourisme, bénéficieraient pourtant d’excellents gains de productivité s’ils étaient digitalisés. Malgré les récentes initiatives professionnelles et éducatives de la Chambre de Commerce en partenariat avec le Ministère, le terme « startup » est ici encore un vain mot et l’innovation technologique fait encore bien pâle figure face à la culture sur brulis. La principale raison de ce retard réside dans un chiffre symbolique : 30,53 habitants par km2; en effet, lorsqu’un pays est aussi peu densément peuplé et qu’il jouit, en outre, d’une agriculture et d’un tourisme suffisants à subvenir aux besoins primaires de la population, pourquoi vouloir changer les choses ? Les traditions culturelles, l’accès limité à l’éducation, la multitude de minorités ethniques et la relative autonomie des villages compliquent également la donne et ralentissent la digitalisation de la société, malgré une couverture réseau quasiment intégrale qui rend possible un taux de pénétration moyen de Facebook estimé à 70% (vs 26% pour internet !). De quoi remettre en cause la célèbre maxime d’Héraclite, « rien n’est permanent, sauf le changement » ? 

Computer Education Center

Computer Education Center à Tadlo, Laos © Guillaume TERRIEN

Il est également intéressant, et cela à bien des égards – philosophiques, sociaux, économiques et politiques – de considérer l’antagonisme lao entre technologie et environnement. En effet, le pays dispose d’un patrimoine naturel, préservé en grande partie malgré une déforestation croissante, qui représente aujourd’hui un particulier par rapport aux pays frontaliers. Outre l’attrait touristique qu’elle représente pour de nombreux occidentaux et voisins – un thaïlandais me confiait dans un bus qu’il venait au Laos en vacances car « cela lui rappelait sa Thaïlande d’il y a cinquante ans ! »  -, la nature est ici un formidable pourvoyeur de nourriture et un gage de survie pour plus de deux tiers de la population globale dont l’activité principale se limite souvent à l’agriculture et à la pêche. Certes, les « millions d’éléphants » ont disparu – il n’est reste plus que 800 sur le territoire – mais l’enjeu de conservation de la faune et flore sauvages demeure capital pour les populations. « Lorsqu’on crée un barrage hydraulique ou une carrière de minerais au Laos, c’est souvent dans des lieux naturels vierges. Leur exploitation, souvent impulsée par des investissements étrangers, détruit deux choses vitales pour la population: la culture des sols et le tourisme. » me confirme Monsieur Inthy, fondateur, il y a près de vingt ans, de l’agence éco-touristique Green Discovery Laos. Ainsi, dans la réalité du Laos d’aujourd’hui, une conclusion s’impose : la digitalisation du pays serait superflue. 

Nature et environnement

L’environnement face au défi technologique, Laos © Guillaume TERRIEN

L’impératif du « leap » ? 

Apposer le conditionnel au « superflu » nécessite néanmoins que l’on se pose la question de l’utilité de la transformation digitale du pays. A titre économique, après plus de trente ans en négatif, la balance commerciale du Laos devrait osciller autour de +2,24 en 2020. La compétitivité des secteurs porteurs du pays pourrait donc augmenter grâce à la digitalisation de l’énergie hydraulique, de l’agriculture ou encore de l’extraction de minerais. Les gains de productivité que représenterait une transformation digitale accélérée permettraient donc au Laos de gagner globalement des points de croissance pour franchir le seuil des deux chiffres – actuellement aux alentours de 7 points. Les investisseurs étrangers, principalement thaïlandais et chinois ont d’ailleurs bien compris l’importance de cette digitalisation et poussent dans ce sens afin d’augmenter leur rentabilité. Economiquement, le Laos ne fait donc pas exception aux modèles internationaux et jouirait d’une plus grande richesse grâce à l’augmentation du PIB s’il venait à prendre en main sérieusement sa transformation digitale. Encore faudrait-il réussir à préserver le mince équilibre de redistribution qui existe naturellement aujourd’hui. 

Le tourisme pourrait également se transformer en cas d’école et représente apparemment le secteur le plus évolué à ce sujet; on trouve facilement des logements, même dans des zones reculées, sur booking.com ou encore agoda.com, certifiés « WiFiables » et TripAdvisor recense une multitude de conseils et de bons plans sur la principale boucle touristique laotienne « nord-sud ». On est encore bien loin des modèles touristiques vietnamiens ou thaïlandais qui sont passés maîtres en la matière et de nombreuses zones, notamment au nord et à l’ouest du pays, demeurent encore parfaitement sauvages et difficilement accessibles par moyens terrestres et donc digitaux. Pourtant, là encore, les voisins chinois et thaïlandais ont flairé le bon plan et lancent de coûteux projets immobiliers pour tenter d’attirer une clientèle asiatique, principalement chinoise. Si l’histoire et la culture communes entre la Thaïlande et le Laos permettent de voir naître des projets adaptés au tourisme local, les luxueux hôtels chinois dernier cri – Vang Vieng en est un bon exemple – restent vides (et tant mieux !) et procurent des maux de tête ROIsque à leurs propriétaires. « Conserver l’équilibre entre le flux de touristes, la préservation de la nature laotienne et la redistribution aux populations locales, c’est tout l’objectif de l’éco-tourisme que nous prônons et qui demeure le seul moyen de ne pas détruire nos richesses naturelles » clame Monsieur Inthy. Une parfaite illustration d’un équilibre où « environnement et technologies » ne s’affrontent pas. Un morceau encore minuscule d’une transformation digitale réfléchie et… réussie ! 

Ecole primaire

Ecole primaire à Don Khone, Laos © Guillaume Terrien

L’équilibriste de la transformation digitale

Une moyenne d’âge de 21 ans et une croissance démographique d’1,8% prouvent que le Laos est un pays jeune et que sa population devrait continuer de croître au cours des prochaines décennies. Un taux de mortalité maternelle encore élevé, celui de l’alphabétisation à 73% seulement et une espérance de vie moyenne de 68 ans montrent que le Laos demeurent perfectible à bien des égards sur le plan humain et que la digitalisation de la société pourrait l’y aider. 

Néanmoins, les besoins primaires de la population sont couverts par une richesse environnementale qui offre au pays la possibilité de se développer lentement et d’observer à ses frontières les limites d’une croissance sauvage. Trouver le juste équilibre entre « technologie et environnement » demeure l’enjeu principal de ce pays au cours des prochaines années. « L’intelligence c’est la faculté de s’adapter au changement » disait Stephen Hawkin. Ma pensionnaire lao me sourit avant d’ajouter philosophe « Bô Pen Yang »… 

Mekong

Coucher de soleil sur le Mekong, Don Khone, Laos © Guillaume Terrien