C’est au 11ème étage, en plein coeur du centre historique de Yangon que se trouve le premier accélérateur « tech » du Myanmar : Phandeeyar. À l’occasion de ma rencontre avec des startups locales, j’ai pu échanger avec Joao Dutra, le directeur de l’accélération de Phandeeyar. Des échanges riches en informations sur « l’état digital » du pays !

Bonjour Joao, peux-tu me raconter l’histoire de Phandeeyar ?

Le nom « Phandeeyar » tire son origine de la langue du Myanmar et signifie « le lieux des créations ». Le Myanmar venait d’ouvrir ses portes après des décennies de cloisonnement et ça a permis une gigantesque et rapide révolution « mobile ». En quelques années, le taux de pénétration du smartphone est passé de quasiment nul à près de 80% ! Le laboratoire d’innovation Phandeeyar a été créé il y a quatre ans par David Madden, un entrepreneur australien qui voulait tester l’hypothèse suivante : existe-t-il ici des « geeks » qui pourraient accélérer le développement technologique du pays ? Pour ce faire, il a organisé un hackathon national pour aider les gens à voter en ligne et ce dernier a rencontré un très beau succès. Il a ensuite organisé tout une série d’événements, des meetups, workshops et autres conférences et a réussi à intégrer la fondation du créateur d’eBay, Peter Omidyar. Grâce à ça, Phandeeyar a obtenu un chèque de 2 millions de dollars pour se développer. Depuis, nous organisons de nombreux événements tech, nous avons développé un atelier technologique* (*makerspace) et sommes devenus le premier accélérateur technologique du pays. Aujourd’hui, nous essayons d’offrir aux talents un endroit où ils peuvent créer et développer leurs compétences.

Atelier technologique

Atelier technologique de l’accélérateur Phandeeyar. © Guillaume TERRIEN

Parle-moi un peu des startups que vous avez accéléré depuis votre création

Depuis le lancement de Phandeeyar, nous avons accéléré onze startups dont sept qui sont actuellement en cours d’accélération. La seule chose qu’elles ont en commun, c’est que leur activité est principalement technologique* (*tech driven) et qu’elles ont été créées pour résoudre quelques uns des problèmes du pays. A ce jour, elles sont encore toutes opérationnelles et c’est déjà une belle réussite ! Quatre d’entre elles ont d’ailleurs levé des fonds auprès de VCs locaux et internationaux ce qui est également un signal fort de notre succès. Phandeeyar aide les startups en leur offrant des moyens financiers pour qu’elles puissent développer leur business model et qu’elles soient identifiées par des investisseurs. De plus, il est capital pour nous que ces startups continuent leur développement après la fin de leur période d’accélération.

Comment choisissez-vous les startups que vous accélérez ?

Comme elles en sont tout au début de leur développement, c’est difficile de les juger sur des paramètres uniquement « business »; elles n’ont pas encore d’indicateurs type cashflow ou des statistiques financières précises donc nous les sélectionnons principalement en fonction de leur fondateur : son engagement et sa motivation – est-il prêt à donner dix ans de sa vie pour atteindre ses objectifs ? – et ses ambitions. C’est souvent délicat de trouver des personnes qui sont assez motivées pour transformer leur pays et faire évoluer fondamentalement les choses. Nous recherchons donc des gens ambitieux qui rêvent de transformer la vie de millions de personnes et pas seulement de quelques milliers.

Locaux accélérateur Phandeeyar

Locaux accélérateur Phandeeyar. © Guillaume TERRIEN

Comment travaille Phandeeyar avec les investisseurs nationaux et internationaux ?

Les investisseurs locaux sont encore assez conservateurs; ils souhaitent investir dans l’immobilier ou dans des entreprises traditionnelles car il y a peu de risques et un rapide retour sur investissement. Avant qu’ils investissent, il faut que nous réalisions un travail pédagogique pour leur faire comprendre cette nouvelle façon d’investir et les conséquences qui vont de pair. En ce qui concerne les investisseurs internationaux, le challenge est différent car il faut qu’ils appliquent ici les mêmes standards qu’à l’international et comme notre niveau maximal de maturité n’est pas encore atteint, ils peuvent se sentir frustrés et ne pas comprendre pourquoi nos startups ne dominent pas rapidement le marché national. Mais nous devenons chaque jour un peu plus proches de notre réseaux d’investisseurs, les intégrons comme mentors car, de cette manière, ils sont au contact des innovations de nos startups et de leurs équipes. Nous les emmenons également chaque année à Singapour pour participer à une journée de démonstration afin de montrer que l’innovation au Myanmar se développe un peu plus chaque année et intégrer de nouveaux investisseurs dans notre réseau.

Partenaires & investisseurs

Partenaires et investisseurs Phandeeyar. © Guillaume TERRIEN

Quelles sont vos relations avec le gouvernement ?

Comme dans beaucoup de pays, à l’origine du projet, le gouvernement s’implique assez peu. Aujourd’hui, à Singapour et ailleurs, le gouvernement met tout en place pour créer un contexte financier et structurel favorable à l’innovation et à la croissance des startups. Au Brésil, pays d’où je suis originaire, le gouvernement intervient aussi très peu dans ce type de projets. Ici, nous n’avons donc pas une relation très engagée avec lui mais nous rencontrons tout de même certains politiciens à qui nous montrons nos « champions digitaux » et leurs réussites. En ce moment, nous organisons une compétition nationale orientée autour d’une technologie et le Ministère de l’Éducation s’est montré très intéressé et nous encourage. De plus, la semaine dernière nous avons participé à une conférence autour du sujet de la législation dans le digital et avons discuté de l’exploitation des données privées afin de préserver la vie privée des utilisateurs d’internet. Le gouvernement avait envoyé des émissaires ce qui prouve qu’on est sur la bonne voie même s’il reste beaucoup à faire ! Je crois sincèrement que si nous prouvons que tout cela fonctionne, le gouvernement suivra le mouvement.

L’une de nos prochaines étapes est de développer notre mode de fonctionnement à l’échelle nationale. Qu’en est-il des autres villes comme Mandalay ou Bagan ? Pour accompagner cette volonté, nous avons lancé un projet qui s’appelle « le bus de l’innovation ». C’est un mini-bus que nous surnommons « les roues de Phandeeyar » et qui se déplace dans les principales villes du Myanmar pour y rencontrer des partenaires, donner des conférences dans des universités afin de présenter notre projet et les services que nous offrons. Nous mesurons notre réussite à l’aune des résultats de nos startups et de leur manière d’accélérer le développement du Myanmar. C’est quelque chose qui doit être montré dans tout le pays.

David Madden, fondateur Phandeeyar en impression 3D

David Madden, fondateur de Phandeeyar. © Guillaume TERRIEN

Quelle est ta vision de la transformation digitale ici, au Myanmar ?

Même si désormais le taux de pénétration du smartphone est de plus de 80% dans le pays, la transformation digitale ne se fera pas sans une transformation culturelle. Prenons pour exemple le paiement en ligne; la majorité des gens ici n’a pas de compte en banque, ni de carte de crédit. La dernière étude que j’ai lue montrait que moins de 20% des gens possédaient un compte bancaire principalement parce qu’ils ne font pas confiance aux banques privées. Pourtant, avec le paiement en ligne, tu imagines le nombre d’industries qui pourraient être digitalisées ? Un autre exemple: même parmi la frange jeune et progressiste de notre population, très peu ont une adresse email alors que c’est tout à fait normal dans d’autres pays ! Il ya cinq ans, presque personne n’avait accès à Internet et lorsque cet accès s’est ouvert, les gens n’ont utilisé qu’une seule application: Facebook est ici synonyme d’Internet ! Tout se vend et s’achète via Facebook et, d’une manière étrange, la population utilise très peu le « reste » du web… Je pense aussi que nous manquons « d’éducation digitale » ce qui freine notre transformation digitale. Et puis, il y a globalement un manque de confiance envers le paiement en ligne…

Quelle est ta vision de l’innovation au Myanmar ?

J’habite ici depuis un an et demi et ça me paraît déjà être une éternité ! Dans ce court laps de temps, j’ai pu constater de nombreux contrastes dans le pays; par exemple, il n’y a pas de MacDonalds, ni de Starbucks et beaucoup d’autres choses manquent de la même manière… D’un autre côté, si tu regardes les choses à travers le prisme de l’innovation, il y a tellement de possibilités ! L’exemple de notre utilisation de l’énergie dans le pays est révélateur : comme nous n’avons pas de bonnes infrastructures, nous n’avons pas besoin de les remplacer mais de directement installer de meilleures solutions. Cet exemple est assez représentatif de ce que j’appelle le « leapfrog », c’est-à-dire que nous n’avons pas besoin de passer par le traditionnel process d’évolution, on n’a qu’à sauter directement vers les dernières technologies ! Et je crois que Phandeeyar aide au « leapfrogging » du pays entier. Il y a déjà des startups en train de développer des business de panneaux solaires à travers les campagnes, d’autres qui construisent des solutions d’accès à l’éducation ou à la santé. Tous ces projets aident le Myanmar à évoluer beaucoup plus rapidement que d’autres pays alors « leapffrogons » !

Joao Dutra, Head of Communication Phandeeyar - Myanmar

Joao Dutra. © Guillaume TERRIEN