“Vous êtes sans contact ?”

La question me transperce et me laisse sur le carreau. En l’occurence celui du supermarché dans lequel je viens dépenser 3 courses. Je regarde le caissier, je bloque.

Au moment de payer, la personne derrière la caisse se saisit de ma carte, puis du récepteur, et me pose cette question “vous êtes sans contact ?”. Bien sûr il me parle de cette innovation que je trouve si géniale, le paiement sans contact. Mais tout à coup, je ne peux m’empêcher de penser à moi, et par extension, à la société. Le paiement sans contact m’apparait soudainement comme un élément d’une société en perte de contacts.

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Le sens de l’Histoire

Bien sûr, ça ne date pas d’hier. Avant on lavait la vaisselle en famille, aujourd’hui on laisse la technologie faire, même sort pour nos vêtements. On allait au cinéma voir les actualités, et puis la télévision et les journaux ont en a fait une affaire de chacun-chez-soi. Que dire des WC qui sont aussi rentrés chez les particuliers après guerre ? C’est mieux maintenant non ? À priori en 1980 tout le monde ne se parlait pas dans le métro, mais c’est sûr qu’en 2010, chacun avec ses écouteurs dans les oreilles, les chances de discussions sont encore plus réduites. L’innovation va souvent dans le sens de l’individualisation. Avec Internet, le WIFI et les possibilités infinies proposées par les nouveaux téléphones, ce phénomène s’accélère de façon exponentielle.

Des habitants de Westchester en route vers la ville de New York, 1955. ©GuyGillette

 

Pour rebondir sur le téléphone, regardez comme ce bijou technologique est utilisé aujourd’hui. On n’appelle plus lorsqu’on a une question, on envoie un SMS. Beaucoup de personnes n’écoutent même plus les messages vocaux (ici), et préfèrent avoir l’information par texto. Exit le contact vocal. Grâce au WIFI présent partout, il est plus rapide d’envoyer un message par Messenger, WhatsApp ou SMS que d’appeler la personne. Le phénomène est aussi rapide avec les mails : si vous avez une question, vous préférez souvent envoyer un mail que d’appeler. Le résultat est souvent le même : 4 emails pour caler un rendez-vous pour prendre une bière, et 4 emails plus tard, toujours pas de rendez-vous…

L’accélération de l’histoire

Paiements sans contact, caisses automatiques, bientôt achats sans caisses ; U Drive pour faire ses courses sans rentrer dans le magasin, Ooshop pour faire vos courses sans sortir de chez vous, Google Maps pour trouver votre chemin sans demander, sex toys pour faire l’amour tout seul, Deliveroo pour aller en restaurant sans voir personne, Netflix pour le ciné sans voisins… De nombreuses innovations vont dans le sens d’une économie de contacts maximum, aboutissant inévitablement à une individualisation forcenée. Comment comprendre ce mouvement, où mène-t-il et comment renouveler le contact ?

 

 

Comprendre : rapidité, simplicité, zéro contact

“Technologie + accélération = moins de contacts”

Rapidité : la société sans contact naît d’une volonté d’aller plus vite. Tout est réduit, facilité, fluidifié. L’équation est simple : “Technologie + accélération = moins de contacts”. Ou peut-être même “technologie = accélération = moins de contacts”.

C’est l’exemple du lave-vaisselle : fini les temps de discussion entre celui-qui-lave et celui-qui sèche. Même exemple avec les caisses automatiques : ça va plus vite, au moins vous ne resterez pas coincé dans la mauvaise file. Avec les GPS et Google Maps, quand avez-vous demandé votre chemin à un passant pour la dernière fois ? Avec les selfies, vous souvenez-vous de la dernière fois où vous avez demandé à quelqu’un de vous prendre en photo ? Le progrès technologique permet d’aller plus vite et d’éviter les zones de frottements, c’est-à-dire de contacts. Phénomène millénaire, mais qui s’est encore plus accéléré avec l’avènement d’Internet.

Simplicité : pour aller plus vite, il faut aller plus simple. C’est la 2nde règle du sans contact. Les nouvelles technologies sont bourrées de “plus simple”. Sur le digital, un des principaux objectifs des experts en UX est de faciliter au maximum la compréhension des utilisateurs pour arriver à la consommation finale. La simplicité, c’est la rapidité au carré : plus c’est simple, plus c’est rapide. Sur Internet et sur votre smartphone, c’est au delà du sans contact : la théorie du moindre click possible. Bientôt il vous suffira de regarder votre téléphone pour naviguer sur votre site préféré.

Autre exemple : la révolution UBER. Vous n’avez même plus à (faire le geste de) payer. Tout le monde est gagnant : vous, et les chauffeurs. Pas de perte de temps à la fin de la course : simple, rapide.

Zéro contact : le risque dans tout ça, c’est de basculer dans la virtualité. Vous allez me dire que rien n’est perdu car les réseaux sociaux permettent de multiplier les contacts. C’est vrai qu’il y a contact, mais il est souvent virtuel. C’est-à-dire qu’il est dans un autre monde. Souvent il vient même annuler les contacts réels. Imaginez un groupe d’amis au restaurant. Livraison des plats. Le foodie du groupe publie la photo de son plat sur Insta, les autres likent sur Insta. Contact dans le cloud, dopamine dans le cerveau, rien dans les coeurs. Avec les réseaux sociaux, le sans contact est dans le cloud. Sur terre il n’y a que nos enveloppes corporelles. Pour mieux comprendre, n’hésitez pas à lire le livre de Sherry Turkle, professeur d’études sociales en sciences et technologie : “Seul ensemble : pourquoi nous attendons plus de la technologie que des humains”.

Les exemples sont si nombreux que je ne pourrai tous les lister ici. Encore une fois, il ne s’agit pas de dire “c’était mieux avant” car comme on l’a vu, le phénomène n’est pas nouveau. Il s’agit simplement de constater que certaines innovations tendent à supprimer les contacts.

Société sans contacts ? Et alors ?

“C’est quand même bien mieux maintenant. Tous les gestes inutiles tendent à être éliminés. On peut se concentrer sur ce qui est vraiment utile”.

C’est effectivement un argument de poids. et cela pose une double question : qu’est ce qu’un contact “qualitatif” vs un “contact futile” ? “Un contact qualitatif est-il plus important pour l’être humain qu’un contact fugace ?”. En d’autres circonstances, vaut-il mieux une vie remplie de discussions profondes, ou une vie remplie de “y a plus de saisons ma brave dame” ? Il est par exemple prouvé que ces fameux “Small Talks” à priori inintéressants (les discussions sur la pluie et le beau temps) sont très importants pour créer et renforcer du lien. Un peu comme les primates qui se reniflent ou s’enlèvent les poux. Serait-ce à dire qu’il serait mieux pour nous de retourner voir la caissière de supermarché ?

Autre bénéfice probable de ces innovations : le gain de temps. Extraordinaire. Moins de contacts, plus de temps. Vous courez dans le métro, vous arrivez essoufflé à la maison, mais à l’heure. À l’heure pour quoi ? Pour le journal de 20h00 qui va vous remettre un coup de stress ? Pour les anges de la téléréalité ? Pour un documentaire sur l’élection de Trump ? La grande question, non encore résolue par Michel Serre lui-même: “Que faire de ce temps ?”. Car si c’est pour regarder la télé, avouez que tout ça aura été pour rien. Mais si cette question est la question majeure des années à venir, là n’est pas le sujet de cet article. D’ailleurs, si vous lisez le livre d’Hartmut Rosa “Accélération”, vous verrez que la question du temps gagné n’est pas si triviale que ça.

Bref.

Le sujet n’est pas non plus de dire que les contacts sont important pour nous, les Hommes : l’Homme est un animal social et la solitude le ronge plus que le cancer. Nous ne sommes heureux que si nous sommes connectés à d’autres humains. Les sciences sociales s’accordent sur ce point : nous devons vivre contactés pour être heureux ; comme un réseau électrique, c’est la seule possibilité de faire passer le vivant.

Si vous n’êtes pas convaincus, imaginez l’inverse : nous ne pouvons vivre seul. L’enfer ce ne sont pas les autres, c’est l’absence des autres. Comme ce n’est pas le sujet de cet article, mais vu que c’est passionnant, je vous laisse divaguer avec quelques liens en fin d’article en vous recommandant surtout cette vidéo de Robert Waldinger, directeur d’une de la plus longue étude jamais menée sur le développement adulte.

Prenons maintenant un exemple bassement matériel : si vous perdez votre téléphone, vous allez le chercher pendant des heures. De la même manière, si nous perdons chaque jour des contacts et que nous sommes d’accord pour dire que c’est important, la question est : comment retrouver des contacts ?

Que faire pour retrouver du contact ?

Comme souvent la solution est dans le problème. Rappelez-vous l’équation : “Technologies + Accélération = moins de contacts”. Puisque vous n’avez pas de prise sur le 1er élément, à moins de refuser l’innovation, il vous faut vous concentrer sur le second. Cela donne donc : “Technologie + décélération = plus de contacts”. Pour avoir plus de contacts, il faut accepter de ralentir. Ok, mais alors, avec qui et comment ?

Avec vous-même. C’est peut-être la 1ère chose à faire. Noyés dans le flux du quotidien et la charge mentale du demain, vous perdez contact avec vous-même. Pas étonnant que les livres sur le bien-être se vendent par milliers, que la pensée Ikigai s’installe doucement en Occident et que la méditation de pleine conscience devienne une nouvelle religion. Cette forme de méditation vous propose de reprendre les rennes de l’attention pour vous inscrire dans le temps présent. Le passé n’existe plus, le futur est incertain, seul le présent (l’)est. Retour aux Small Talks, et par extension aux contacts futiles : bien qu’inintéressants au 1er abord, ils renforcent le sentiment d’appartenance à une communauté, tout en aidant à se recentrer dans le moment présent. Allez donc parler de la pluie et du beau temps avec votre buraliste ou votre collègue, vous vous sentirez mieux

Derrière ces grands mouvements une seule idée : reprendre le contrôle. Les WhatsApp, Messenger, SMS, iPhone (…) sont des outils incroyables, mais il serait plus intéressant qu’ils nous servent plus qu’ils nous desservent. Or aujourd’hui, ces outils nous contrôlent parfois plus que nous les contrôlons. Si vous ne pouvez pas empêcher l’innovation, vous pouvez choisir de vous en servir plutôt que de vous faire asservir par elle.

Pour reprendre le contrôle : débranchez votre téléphone et vos mails, et concentrez-vous sur ce que vous faites. Pour votre ordinateur : téléchargez l’application “Self Control, cela vous empêchera de zapper sur tous vos comptes sociaux et comptes mails pendant le temps que vous souhaitez. Un bain de sérénité. Pas facile à faire, mais disponible. Si vous êtes arrivés jusqu’à ce niveau dans l’article, c’est que vous êtes curieux, pourquoi ne pas essayer ?

Prendre le temps de reprendre contact avec vous-même et avec votre environnement. Une première étape.

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Prendre contact avec les autres

Sur le plan interpersonnel, de nombreuses applications vous permettent de trouver un partenaire de running, de tennis, de vacances ou de vie. Avant, tout cela se faisait de façon naturelle : “famille, amis, communauté”, mais ça c’était avant. Maintenant c’est plus technique, cela se fait via des applications qui cherchent à recréer ce lien perdu.

Dans le monde du travail, la multiplication des travailleurs indépendants s’effectue en parallèle avec celle des espaces de coworking. Objectif : retrouver le contact via le café du matin. Ces espaces de coworking, mais aussi les tiers-lieux, les fablabs et autres cafés sociaux cherchent à retisser le lien social. Ce sont des lieux de contacts.

Toujours dans l’entreprise, un nouveau métier a récemment fait son apparition : celui de happiness manager. Objectif : créer le lien entre les équipes, et resserrer le lien avec l’entreprise. Vous allez dire “c’est dingue d’en arriver là”. Non ce qui serait dingue c’est de comprendre la situation, et de ne rien faire.

En dehors de l’entreprise, vous avez le choix aussi. Si vous en avez marre de ne parler qu’au contrôleur dans le train, sautez dans un BlaBlaCar, si vous voulez vous enraciner dans votre ville, allez déjeuner aux Petites Cantines. Nées à Lyon, leur objectif est de recréer du lien dans les quartiers. Invitez-vous dans ces lieux d’un nouveau genre, cuisinez et rencontrez des personnes du quartier.

Les startups qui recréent du lien dans la société devraient avoir leur propre secteur et récompenses, comme l’ESS ou la FOOD. Les startups LS pour “Lien Social”.

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Faites-le vous-même :

Pour comprendre ce qu’il faut faire pour ralentir le temps, mettez un bateau en papier dans la rivière et il va être entrainé par le courant. Enlevez-le et mettez le sur le côté, le courant partira sans lui. C’est la même chose dans votre quotidien. Vous ne pourrez par ralentir le rythme de la société. Le seul moyen de ralentir c’est de vous extraire de ce rythme, de faire un pas de côté.

Sortez du flux incontrôlable dans lequel vous êtes entraînés

 

Voici quelques idées à faire soi-même pour reprendre contact concrètement, jour après jour (certaines de ces solutions sont proposées par Robert Waldinger à la fin de sa vidéo) :

  • La meilleure façon de sortir du flux : prenez un jour de RTT dans la semaine. Mais ne partez pas en WE, vous rejoindriez le flux de ceux qui y courrent ; restez dans votre vie. Allez dans un café à 10h00 du matin, visitez une expo à 15h00. Appréciez le moment ralenti. La semaine, la vitesse va pour les travailleurs. Attention, le week-end, elle change de camp, elle va pour les oisifs (les expositions débordent de monde en fin de semaine). Ne soyez pas à contre-courant, mais à côté du courant ;
  • Autre moyen de ralentir le temps : prenez le temps de marcher dans le métro, ou si vous courrez, sachez au moins pourquoi. Si vous marchez, vous multipliez les occasions de contacts, ne serait-ce que visuels : la prochaine expo, le prochain film à voir, votre prochaine sortie théâtre, et surtout votre prochaine pensée. Vous allez peut-être vous ennuyer. Tant mieux ;
  • Au lieu d’envoyer un mail dès que vous avez une question, prenez le temps d’appeler. Le contact de la voix sera toujours mieux que le contact du clavier, et vous aurez votre réponse direct ;
  • Appelez un ami. Ce n’est pas parce que vous avez vu sur Facebook qu’il est parti en Nouvelle-Zélande que vous savez ce qu’il y a vécu. Robert Waldinger suggère de rappeler un membre de votre famille à qui vous n’avez pas parlé depuis longtemps, de laisser de côté les chamailleries, et les disputes. Invitez le à déjeuner ;
  • et justement… essayez de déjeuner sans interruption technologique. Mettez votre téléphone de côté, dans la poche de votre manteau, ou laissez le carrément à la maison 1 ou 2 fois par semaine pour les plus téméraires ;
  • Remplacez les écrans par des gens : plutôt que de regarder un film seul à la maison, invitez des amis, ou faites vous inviter chez eux ;
  • Prenez le temps d’apprendre : acceptez de vous lancer dans une nouvelle activité dont l’apprentissage sera long. Apprenez le piano, formez-vous au code, essayez-vous à l’espagnol, impliquez-vous dans une pratique artistique : écrire, lire, peindre. Attention, il va falloir être humble et patient devant les difficultés à venir, ça va prendre du temps. Tant mieux, c’est le but ;
  • Prenez le temps d’être ensemble : la France, championne des associations. Les associations et ONG sont toujours en demande de bénévoles. Vous pouvez aider lors d’un évènement sportif, lors d’un festival de musique ou d’une soirée caritative…
  • Ravivez vos relations amicales en faisant des choses nouvelles ensemble : week-ends, promenades, soirées, jeux (…)
  • Vous avez sûrement d’autres idées…

Si vous avez une application pour rencontrer quelqu’un, une application pour trouver un partenaire de running, une application pour rencontrer votre voisin, une application pour rejoindre une équipe de foot, une application pour partir en vacances avec des inconnus (et futurs amis), cela veut dire que vous êtes en manque de contact. Mais cela veut aussi dire que vous avez pris de l’avance et que vous utilisez déjà la technologie à bon escient : pour multiplier les contacts. Rien n’est perdu, tout se retrouve !

En ce qui me concerne, je constate que depuis la rédaction de cet article, le sans contact ne fonctionne plus sur ma carte bleue. À chaque passage en caisse, je dois prendre le temps de taper le code à chaque fois. Ma banquière me signale que c’est un défaut de ma carte, elle me propose par mail (no comment…), de la changer. La balle est dans mon camp. Je n’ai toujours pas répondu. Je pense que je vais rester avec contact. Et puis tiens, je vais retourner aux caisses traditionnelles, juste pour voir…

Et vous, avez-vous d’autres idées pour reprendre contact avec le monde ?

The And (pour aller plus loin) :

  1. Les clés du bonheur, étude sociologique : https://goo.gl/XBxSzz
  2. Les Small talks (pour les curieux): The Social Value of Small Talks
  3. L’importance des interactions sociales (pour les semi-pros) : Social Interaction Is Critical for Mental and Physical Health
  4. Le lien social (pour les pros) : Social Disconnectedness, Perceived Isolation, and Health among Older Adults
  5. Media et Mauvaises nouvelles : https://goo.gl/4BL5CW
  6. Pourquoi nous sommes attirés par les mauvaises nouvelles : https://goo.gl/bfLDTo
  7. À lire (en prenant son temps) : Hartmut Rosa, Accélération, une critique sociale de son temps
  8. À lire : Sherry Turkle, Alone together