En l’espace d’un an, les chatbots se sont invités dans tous les débats. Or, s’ils s’avèrent pertinents pour certains cas d’usage, réduire le sujet des bots aux chatbots, reviendrait à regarder le monde par le petit bout de la lorgnette. Nous allons traiter ici des bots au sens large : les progrès de l’IA viennent démultiplier les tâches que l’on peut leur confier.

Un bot est une brique logicielle chargée d’une mission spécifique. On est assez loin de Wall-E ! Ce qui définit ce petit robot, ce n’est pas son apparence, mais bien son rôle. En voici un exemple tout simple : votre répondeur téléphonique est un bot, car il réagit à votre place à une sollicitation extérieure. En réalité, dès qu’un logiciel se charge d’un travail à votre place, de façon autonome, on peut parler de bot. Autant dire que nous sommes entourés de centaines de bots ; et le phénomène n’est pas nouveau. Ce qui l’est, en revanche, c’est de vouloir les utiliser pour transformer l’entreprise et prendre le virage digital.

IA forte et IA faible

L’un des pères fondateurs de l’Intelligence Artificielle, Marvin Lee Minsky (1927-2016) a défini sa discipline de la façon suivante : « Science dont le but est de faire faire par une machine des tâches que l’homme accomplit en utilisant son intelligence ». L’IA est généralement découpée en deux volets : IA faible et IA forte. Cette dernière, longtemps réservée à la science-fiction, est une intelligence artificielle capable de faire les mêmes choses que l’être humain, tout en ayant conscience d’elle-même. Mais on commence à entendre certains experts annoncer que nous connaîtrons l’IA forte, peut-être d’ici 30 ans. Ou bien… mille ans ! Les projections sont encore extrêmement variables.

En attendant, l’IA faible offre un champ des possibles largement négligé par les entreprises, à l’exception des GAFIM qui ont pris une solide longueur d’avance. L’IA faible réalise déjà des prouesses, avec bien sûr la victoire de Deep Blue (IBM) face à Garry Kasparov, lors d’une partie d’échecs en 1997, mais aussi, depuis, des victoires au poker ou au jeu de go, les robots appre- nant à bluffer et à devenir imprévisibles. Voitures autonomes, assistants vocaux, IA capables de jouer du piano, de peindre des toiles ou de monter des films, mais aussi explosion de l’IoT, magasin 100 % connecté, sans passage en caisse… les exemples fourmillent.

Cependant, le plus intéressant se trouve peut-être ailleurs, loin de ces exemples emblématiques : dans la façon dont l’IA peut transformer les tâches quotidiennes des entreprises.

Alignement des planètes

Pour prendre d’autres exemples que nous connaissons tous, la capacité des messageries à détecter les spams nous offre un service confortable. Quand notre iPhone sonne et qu’un numéro inconnu s’affiche, nous apprécions que le smartphone nous suggère qui a appelé, en réconciliant l’appelant avec un numéro qu’il sera allé retrouver dans une signature d’e-mail. Ces fonctions ne sont pas perçues comme intrusives, mais au contraire comme pertinentes : les bots sont alors de précieux auxiliaires.

Transposé à l’échelle d’une entreprise, ce type de service ouvre plusieurs pistes : l’IA peut servir à automatiser de nombreuses tâches.

Alors, quand un directeur marketing songe à lancer des chatbots, il aurait tout intérêt à remettre tout cela en contexte : car ce dont les entreprises ont vraiment besoin, c’est la plupart du temps d’un bot, et non d’un chatbot. Les chatbots profitent cette année d’un « alignement des planètes » porté par l’explosion du social media, mais on n’a pas forcément plus besoin d’un outil de conversation avec le client, que d’un outil d’optimisation de l’opérationnel.

L’humain aime les « zones grises »

Décider de confier à un bot certaines missions de l’entreprise exige de mener au préalable une réflexion profonde sur la façon dont la société est structurée. Il faut par exemple disposer d’une grille de produits claire, ce qui est loin d’être évident, d’une agence à l’autre ou d’une région à l’autre.

L’humain aime les « zones grises ». Mais la machine ne comprend pas ce qui n’est pas formulé. Dès que l’on décide d’automatiser, on soulève des questions inédites sur les process. – Christophe Tricot, Manager Big Data & Data Science Kynapse byOpen.

Ensuite, s’appuyer sur un bot demande de formaliser un certain nombre de process qui ne l’ont jamais été. Quel diagnostic ce collaborateur réalise-t-il avant de conseiller tel ou tel produit d’assurance, à ce client-là précisément ? Personne ne se pose ces questions, car ce n’est pas dans la nature humaine de tout expliciter. L’humain aime les « zones grises ». Dès que l’on décide d’automatiser, cela soulève des questions inédites, et cela devient même violent, car on force les individus à sortir de zones de flou « douillettes » et naturelles.

On l’a vu récemment avec le déploiement des bots au Crédit Mutuel (Watson) : il est d’abord mal passé auprès des syndicats.

Des compétences nouvelles à acquérir d’urgence

On croit commencer par un bot de relation client, un « petit chatbot » pour désengorger le service client, mais un petit chatbot, ça n’existe pas… Si l’entreprise ne mène pas une réflexion profonde sur ses process, sur ce qu’elle apporte au client, pourquoi et comment, alors elle crée un chatbot hors-sol qui n’est qu’une « verrue », une vitrine, en somme un outil totalement contre-productif.

Pour pouvoir mener cette réflexion, les entreprises ont besoin de compétences spécifiques. Car, on l’a dit, s’auto-analyser est une opération violente. On ne soupçonne ni l’étendue ni la portée de ce qui est tacite dans une entreprise. Or les machines ne comprennent pas ce qui n’est pas formulé. Les entreprises disposent rarement en interne des compétences nécessaires. Et il n’existe pas d’offre sur étagère. C’est encore le « Far West »… On peut demander à une machine d’analyser trois millions d’interactions avec les clients, mais ce n’est pas pour autant que l’on en dégagera des bonnes pratiques.

Plus encore que de mathématiciens ou de data scientists, les entreprises ont donc besoin de « facilitateurs » c’est-à-dire des profils capables d’aller voir les métiers, d’échanger sur leurs méthodes, leurs besoins, leurs lacunes… Ils cartographient les compétences des différents services (avec une matière première en constante évolution) et instaurent un dialogue absolument nécessaire. Il n’existe pas de fiche de poste pour ce nouveau métier, qui tourne beaucoup autour de la fameuse « zone grise ».

Anthropologues et développeurs « plombiers »

Pour travailler sur cette zone grise et sur l’acceptabilité des bots (l’accueil qu’ils recevront en interne, comme auprès du grand public), les entreprises ont besoin d’engager… des anthropo- logues. Une fonction encore bien rare dans leurs bureaux, mais qui présente toutes les compétences requises.

Un second type de profil s’avère nécessaire, cette fois pour plonger les mains dans la construction du bot : il vous faut des développeurs-intégrateurs dotés d’un état d’esprit très particulier. En effet, ils manipulent des outils qui potentiellement reconnaissent les caractères, le type de documents qu’on leur présente, les sentiments exprimés, etc. C’est une gigantesque boîte à outils et il faut avoir la capacité de manier et d’intégrer ces différentes briques. Ce sont des « plombiers », qui jonglent avec des technologies sémantiques, cognitives et aussi des technologies plus classiques.

Les compétences requises relèvent plutôt du tempérament de chacun. Ce qui constitue une bonne nouvelle, dans la mesure où les formations académiques n’existent pas ! Ces nouvelles compétences comportementales peuvent non seulement se trouver, mais surtout se développer en entreprise. Nous entrons dans l’époque de la créativité… Il incombe aux entreprises et aux RH en particulier de détecter et de nourrir ces profils-là. Le rôle des RH sera central et demande lui aussi une transformation profonde. On recherche des intrapreneurs, des « bidouilleurs », pour former des binômes idéaux avec les bots.

La mobilité interne sera le sujet-clé des années à venir. Sans ressources humaines adaptées, nul ne peut espérer réussir ses expérimentations autour de l’IA.

Un exemple : une entreprise emploie une vingtaine de personnes pour, tous les jours, trier des e-mails à la main : les faire suivre au service concerné, y répondre, les supprimer si besoin, etc. Un bot est tout à fait capable de comprendre une intention dans un e-mail et d’effectuer ce tri. Mais rien n’empêche de réaffecter les collaborateurs concernés à de nouvelles missions, en redonnant du sens au travail de chacun. Les compétences qu’il faut aux humains pour tirer le meilleur parti de l’IA ne s’apprennent pas seulement sur les bancs de l’école. Chaque entreprise a le choix, entre se restructurer sans réfléchir plus avant, ou inviter ses troupes à s’engager à ses côtés, pour développer les bons savoir-faire et s’approprier les briques d’IA.

Les cas d’usage des bots ont peu de limites : c’est à vous qu’il incombe de décider qu’en faire. Une assistante virtuelle, qui prend vos rendez-vous et répond à vos e-mails à votre place, comme le fait Julie Desk, qui vient de lever 2,5 millions d’euros ? Un bot capable de rechercher à votre place des informations complémentaires sur le web avant que vous n’accordiez un produit financier à un client ? Un bot qui plonge dans les archives de votre rédaction, extrait des articles publiés dix ans plus tôt et contextualise l’information dont vous aviez besoin ? Tout est possible.

Un Time to Market raccourci

Les entreprises s’intéressent à l’intelligence artificielle avec des approches très différentes, certaines avancent en marche forcée quand d’autres, les pure players notamment, démarrent de but en blanc et progressent très vite.

Chaque entreprise a le choix entre se restructurer sans ré é- chir plus avant, ou inviter ses troupes à s’engager à ses côtés pour développer les bons savoir-faire et s’appro- prier les briques d’IA. – Christophe Tricot, Manager Big Data & Data Science Kynapse byOpen.

De nouveaux acteurs peuvent occuper le terrain à tout moment, avec des solutions plus efficaces que les vôtres. Le contexte actuel d’explosion de l’IA génère une tension, l’angoisse de ne pas être au rendez-vous, tout comme la crainte des erreurs par excès de précipitation. En réalité, vous n’avez pas vraiment le choix : il faut aller vite. Le plus sûr est de lancer des POC rapidement, pour confirmer une conviction, exposer ses idées au seul juge de paix valable (le client) et choisir les pistes que l’on développera en priorité.

Données entrantes et données sortantes

Et du côté du big data ? Les bots renouvellent là aussi le champ des possibles, avec deux grands types de données : celles qu’ils produisent et celles qu’on leur injecte.

La première catégorie est plutôt nouvelle pour les entreprises : si l’on prend l’exemple d’un chatbot qui génère des données conversationnelles, on obtient une masse d’informations très riche d’enseignements. En comparaison du nombre d’infor- mations qui « redescendent » d’un plateau téléphonique, le bot livre une matière première exhaustive, intacte, que l’on peut soumettre à une analyse sémantique. Cela permet d’améliorer le service dans la durée, mais aussi d’apprendre en direct des informations sur la personne avec qui l’on interagit : est-il détendu ? Bienveillant ? Agacé ? Potentiellement en train de mentir ? Sur le point de rompre son contrat ? Et ainsi de suite. Le vocabulaire utilisé, la syntaxe, l’intonation… tout peut être passé au crible et indexé dans une sorte de thésaurus des émotions. Autre possibilité, qui repose sur une stratégie « vieille comme le marketing », l’introduction de données CRM dans les bots. Analyser le parcours utilisateur, ses frictions, ses « points chauds » devient plus facile.

Avec un bot, il est facile de tout garder et de tout traiter, mais les entreprises ne saisissent pas systématiquement cette oppor- tunité, car elles n’en font pas une priorité. Pourtant, s’il fallait donner deux conseils, ce serait les suivants : d’abord, collectez tout ce que vous pouvez. Bien sûr, cela a un coût, mais il est certain que demain vous tirerez profit de ces données encore inexploitées. C’est une mine d’or qui vous permettra de construire des modèles d’hyper-segmentation. Ensuite, surveillez. On a vu le bot de Microsoft devenir néonazi en quelques heures… Gardez la main, améliorez continuellement votre bot, ne le laissez pas vous échapper.

Cet article est paru dans Digital Marketing 2018 a été rédigé par : Christophe Tricot de KYNAPSE OPEN.