Ubisoft, réussite française dans le domaine des jeux vidéos a déjà plus vingt ans et des centaines de jeux au compteur. L’éditeur possède depuis toujours une culture de l’innovation inscrite dans une quête insatiable d’anticipation et de proposition continuelle de nouvelles expériences à ses millions de joueurs.
Durant le HUBFORUM 2017, nous avons eu l’opportunité d’échanger avec Caroline Jeanteur, Chief Strategic Innovation Officer chez Ubisoft.

Après un bref coup d’oeil sur LinkedIn, j’ai remarqué que vous avez commencé chez Ubisoft en 1995. Est-ce que vous pouvez nous donner des détails sur ces plus de 20 ans de parcours ?

Je suis arrivée chez Ubisoft juste après mes études, au marketing des produits éducatifs. À cette époque Ubisoft venait de se lancer dans les jeux éducatifs pour enfants et comptait 120 personnes. Aujourd’hui nous sommes 12 000. Du fait d’une forte croissance, j’ai repris toute la responsabilité du département éducatif dans les deux ans qui ont suivi, y compris le business développement avec les États-Unis ainsi que la promotion des ventes. Ensuite, je suis devenue directrice des ventes internationales où mon rôle a été de structurer toutes les filiales ouvertes à l’international et travailler sur la prévision du chiffre d’affaires. Dans les années 2000, j’ai été directrice du développement de l’organisation. Nous étions arrivés à une phase cruciale dans notre développement puisque nous étions un groupe international. Je me suis alors occupée de structurer les départements RH, DSI, lancer des grands axes de travail sur l’organisation pour qu’elle soit apprenante et créative.
Très centrée sur l’organisation, je me suis petit à petit orientée vers l’innovation. Depuis 2004-2005 je suis en charge du département qui s’appelle aujourd’hui Strategic Innovation Lab.

Aujourd’hui, depuis 2014, vous êtes directrice du Strategic Innovation Lab d’Ubisoft. En quoi consiste votre poste, et surtout qu’est-ce que le Strategic Innovation Lab ?

Notre mission est d’anticiper le future et d’aider l’organisation à le mettre en place dans un futur plus ou moins proche. Aujourd’hui nos plus gros sujets sont l’Intelligence Artificielle, la Blockchain et les nouveaux business models. Le Lab existe dans sa version actuelle depuis 2008 où nous sommes sur des sujets de prospective et la façon dont on va pouvoir les utiliser chez Ubisoft autour de deux axes : l’organisation et les produits.

Au quotidien, nous faisons beaucoup de veille, mais pas seulement sur l’industrie du divertissement. Pour celle-là, nous avons déjà 12 000 personnes passionnées qui le font chaque jour. De notre côté, nous surveillons un spectre plus large, avec des éléments scientifiques comme le champ des économies comportementales. Kahneman a eu son prix Nobel en 2004 et a publié son livre en 2011. Cette notion était déjà dans nos radars avant qu’il publie son livre, ce qui veut dire que lorsque les GAFAM commencent à intégrer cela dans leurs écosystèmes, nous avons déjà compris leur stratégie et sommes en mesure de faire avancer Ubisoft.
Aussi, quand nous avons vu arriver la vague big data, comme nous étions en veille sur ce sujet, nous avons pu y préparer l’organisation du groupe.

Enfin, la dernière partie qui est la plus difficile et qui demande un énorme travail, c’est la façon dont on réinjecte ces nouvelles approches. Il faut évangéliser et apporter des preuves.

Au-delà de l’innovation, je crois qu’il y a une forte culture managériale. Beaucoup de pays sont mélangés, beaucoup de studios se regroupent pour travailler sur des projets (Assassin’s Creed) mais vous laissez aussi beaucoup de temps pour travailler sur des projets personnels. Comment est-ce que tout cela s’articule ?

C’est un vrai travail d’équilibriste. Il y a d’abord une vraie reconnaissance du talent chez Ubisoft de même que son développement avec de la formation ou du parrainage par exemple. Après, il y a cette notion d’orchestrer le collectif puisqu’un jeu vidéo est une œuvre collective. Il faut qu’il y ait une personne qui porte une vision créative, mais ensuite chacun apporte sa pierre à l’édifice. On délègue des bouts entiers du jeu ce qui permet aux équipes d’aller encore plus loin que ce que le ‘studio lead’ ferait. Cette première notion est très importante.

Ensuite sur le temps personnel, nous n’avons pas la même approche que chez Google par exemple qui accorde 20% de temps libre aux projets. Nous préférons des autorisations implicites. Si vous avez un projet chez Ubisoft, et que votre manager sent un potentiel, il a la possibilité de vous laisser faire. Par exemple le jeu Steep est issu de cette approche. Le directeur créatif de notre studio d’Annecy s’est rendu à Paris pour découvrir les technologies utilisées pour Ghost Recon. Là, il découvre un moteur permettant de générer des montagnes, et il s’est dit que cet outil combiné avec de la musique et de la neige pouvait devenir un très bon jeu de ski. En rentrant à Annecy, on lui accorde 3 mois pour livrer un prototype. Ce prototype, après une présentation au top management, sera transformé en jeu.

Ces cultures de l’innovation, elles naissent naturellement dans les grandes entreprises internationales, au contraire, est-ce qu’il faut les pousser, où est-ce qu’un petit déclencheur suffit ?

Yves Guillemot prend souvent l’image de l’effet « boule de neige » quand il parle de l’innovation. On peut d’abord essayer quelque chose, puis comme une boule de neige, ça prend et ça grandit au fur et à mesure. La chance que l’on a chez Ubisoft c’est que la société est toujours dirigée par son fondateur. Sa vision transparaît partout, comme cette notion d’autoriser les gens à essayer par exemple. Ça fait partie de nos gènes cette culture entrepreneuriale.

Pour conclure, quel élément est le plus important lorsqu’on veut mettre en place une culture comme celle-ci ?

Je pense que c’est un mélange d’écoute et de confiance. Il y a un TED que j’adore qui dit que l’innovation, c’est « when ideas have sex». Souvent l’innovation c’est une chose qui marche bien à un endroit, qu’on apporte ailleurs, et qui va produire quelque chose de vraiment nouveau. Quand les gens se sentent autorisés à exprimer des idées à les partager et à en faire quelque chose de plus grand, c’est là qu’émerge l’innovation. Je pense que cette écoute et cette proximité entre les gens du management vis-à-vis des équipes, c’est pour moi un des ingrédients clés.