Depuis des mois la blockchain fait rêver ou cauchemarder des secteurs comme l’énergie, l’industrie, la banque et l’assurance, les notaires et bien d’autres encore. Les opportunités sont clairement présentes aujourd’hui et tous ces acteurs ont bien raison de tester et de s’approprier cette technologie.

En effet, même s’ils ne sortiront pas demain ou après-demain un nouveau produit ou service sur la blockchain, cette étape qui peut prendre différentes formes permettra quoi qu’il arrive d’en tirer des enseignements et des convictions concrètes afin de se mettre rapidement en ordre de marche lorsqu’il sera nécessaire de se lancer en grandeur nature et en production sur un projet à base de blockchain. Mais attention, il existe des contraintes et des challenges que la technologie n’a pas encore relevé et qui pourraient être problématiques pour un projet à l’échelle pour un grand groupe.

Des points durs existent pour un projet à l’échelle.

À date, il existe des limites techniques et réglementaires qui constituent des barrières à l’entrée non négligeables dans le développement d’une nouvelle offre ou d’un nouveau produit ou service sur la blockchain. Ces contraintes sont rarement mises en avant lorsqu’on analyse l’écosystème des chaintech ou que l’on regarde de plus près les organisations qui ont développé des projets sur la blockchain. En effet, ces limites deviennent rapidement un problème lorsqu’il s’agit de sortir de l’expérimentation pour aller vers de la production.

Prenons pour commencer les contraintes techniques inhérentes à la technologie qui sont autant d’obstacles à la réussite d’un projet. En premier lieu, suivant la technologie retenue, le volume de transactions qu’il est possible de traiter par seconde est largement insuffisant, ainsi avec respectivement 25 et 7 transactions par seconde, Ethereum et la blockchain de Bitcoin restent bien loin des capacités transactionnelles nécessaires à des secteurs comme ceux de l’assurance ou de la banque, et encore plus d’un réseau comme celui de VISA avec ses pics à plus de 20 000 transactions par seconde.

Une autre problématique de la blockchain, quel qu’en soit la technologie, c’est celui de la scalabilité, c’est à dire de la capacité qu’elle aura à pouvoir accueillir de plus en plus d’utilisateurs et donc de transactions et de données. Lorsqu’on regarde par exemple la blockchain Bitcoin, le fichier représentant la chaîne fait une taille de 105 Go actuellement, il en faisait un peu moins de 90 Go en décembre 2016, soit une augmentation de près de 15% en l’espace de 3 mois. Idem pour la puissance de calcul nécessaire pour miner un block, la complexité de minage augmente régulièrement (elle est révisée tous les 2096 blocks minés) et les machines permettant de réaliser cette activité sont donc de plus en plus en chère et gourmandes en énergies, ce qui force la tendance à la concentration des mineurs et va donc là l’encontre des principes initiaux de Bitcoin. Les mêmes problèmes existent sur Ethereum dans une moindre mesure. Et pour le moment sur chacune de ces technologies, le volume d’utilisateurs est encore confidentiel, on parle de quelques millions, on voit bien que si la blockchain devenait le support massif d’entreprises internationales, le réseau pourrait se retrouver engorgé en peu de temps.

Autre point clé, la blockchain dispose de caractéristiques proches de celles d’une base de données distribuée à la différence que le volume de stockage d’informations est extrêmement limité. Il est donc hors de question d’envisager d’y stocker des quantités de données importantes, il faudra pour cela tabler sur des infrastructures dites « offchain » qui permettront de gérer ce stockage, une base de données traditionnelle par exemple sur des environnements distribués ou non. Au-delà du stockage, et dans le cas d’une utilisation de smart contracts sur Ethereum, il y aura aussi besoin la plupart du temps d’infrastructure d’ordonnancement et d’Oracles qui ne sont pas fournis nativement par la technologie. Ainsi il sera là aussi nécessaire de prévoir des infrastructures du monde traditionnel de l’informatique pour héberger et exécuter des programmes qui ne seront pas disponibles sur la blockchain, en tout cas pas pour le moment. Cela induit donc des surcoûts liés à ces infrastructures « offchain » qui sont largement sous-estimées dans les phase amont d’une expérimentation et ensuite d’une industrialisation d’un projet à base de blockchain.

Il faut savoir que des travaux sont initiés par les communautés de développeurs sur Bitcoin et Ethereum pour augmenter les capacités transactionnelles de la technologie, ou régler les problèmes de scalabilité. Mais il reste encore à valider les solutions qui ont pu être envisagées, les implémenter et les diffuser à l’ensemble des utilisateurs, et là aussi, il y a un autre challenge. En effet, le but du jeu, une fois que la nouvelle fonctionnalité a été développée, c’est de faire accepter la nouvelle version de la solution par l’ensemble de la communauté. Or, dans ce cas les choses ne sont pas si simples, afin que cela fonctionne, il est nécessaire que tous les utilisateurs réalisent une montée de version en même temps, le risque sinon c’est de générer une nouvelle branche à la blockchain et de diviser la communauté en deux. Il n’y a qu’à regarder ce qui s’est passé l’année dernière lors de l’affaire TheDAO sur Ethereum, cette fameuse situation où un individu a détourné près de 50 millions de dollars d’Ether en exploitant une faille d’un smart contract. Une nouvelle version du logiciel Ethereum a été développée pour exclure du système ce détournement mais tous les utilisateurs n’ont pas décidé de changer de version pour des questions idéologiques. Au bout du compte cela a généré deux communautés et deux blockchains, une qui s’appelle Ethereum, celle qui est la plus utilisée et qui a exclu le détournement, et une autre qui s’appelle Ethereum Classic qui contient encore le détournement.

Sortons maintenant des enjeux techniques, et regardons le contour des limitations fixées par la CNIL (la Commission Informatique et Liberté) avec les bases du droit à l’oubli, elle impose des règles strictes en termes de confidentialité des données et de droit de rectification de l’information personnelle. Ainsi, même s’il n’existe pas de définition précise du droit à l’oubli « la notion peut recouvrir différentes réalités concourant toutes à un même objectif : celui pour un individu de pouvoir décider qu’une information relative à son passé sorte de la sphère publique. » Hors une fois enregistrée sur la blockchain, les données ne sont ni modifiables ni supprimables, et elles sont surtout lisibles de la part de tous les utilisateurs de la blockchain, tout du moins ce qui n’a pas été crypté avant le stockage. Donc oubliez le droit à l’oubli ou le droit de rectification même s’il s’agit par ailleurs d’une des forces de cette technologie lorsqu’il est question de traçabilité et d’auditabilité.

Pour la plupart de ces limites, il existe aujourd’hui des réponses qui émergent et qui permettent de lever partiellement ou complètement ces contraintes. Il reste tout de même important de bien prendre en compte ces aspects, pour ne pas se retrouver en défaut technique ou juridique dans son projet. Une étude sérieuse de ces contraintes, et sûrement d’autres encore, seront un facteur clé de succès d’un projet basé sur la blockchain.

Des implémentations probantes à court terme ? Pas si sûr…

Lorsqu’on regarde du côté du Gartner, le célèbre cabinet de conseil, qui publie tous les ans sa fameuse courbe de la hype, il plaçait en 2016 la blockchain pratiquement en haut de la courbe, soit à la phase dite des pics des espérances exagérées et donc juste avant de tomber dans la phase du gouffre des désillusions avec une projection de cinq à dix ans pour une adoption mainstream de cette technologie. Autant dire qu’il est peu probable, toute industrie confondue, que la blockchain soit rapidement intégrée aux systèmes d’informations des grands acteurs du CAC 40 et des autres non plus d’ailleurs.

Deux enseignants de Harvard ont quant à eux repositionné les perspectives de développement de la blockchain en regard du développement de TCP/IP et d’un framework d’analyse qui détermine quatre grandes phases d’adoption pour une technologie qu’ils définissent comme « fondamentale ». Ainsi, pour TCP/IP cela aura pris plus de trente ans (entre 1972 et le début des années 2000) pour passer à travers les quatre phases – single use, localized use, substitution et transformation – et permettre un remodelage de l’économie. Selon eux nous serions donc encore bien loin d’une adoption massive de la blockchain, de quelques dizaines d’années.

Cela n’empêche pas de voir émerger régulièrement de nouvelles startups qui développent des projets commerciaux à base blockchain. Mais les grands groupes sont encore loin de sortir un nouveau produit ou service à base de blockchain dans les mois à venir. Les prototypes et les POCs vont continuer de fleurir pour permettre à tous les acteurs de s’approprier la technologie, et une fois que cette période de test d’intensif sera passée, les organisations se reposeront la question de savoir quoi en faire exactement. On retrouve aujourd’hui la même logique que celle qu’on a pu voir il y a cinq ans de cela sur le Big Data, à l’époque tout le monde se disait qu’il fallait en faire, tout le monde testait la technologie mais sans savoir vraiment pour quels usages, d’ailleurs à l’époque la majorité des cas d’usage étaient sans aucun intérêt, il s’agissait de prétexte pour monter les infrastructures dans les entreprises et permettre à tous les acteurs de l’organisation de s’approprier la technologie. On en est au même niveau sur la blockchain actuellement.

Conclusion

Ce qu’il faut retenir c’est que la blockchain est quoi qu’il arrive une technologie prometteuse et porteuse d’un nombre d’innovations et de ruptures mal évaluées aujourd’hui. Des contraintes existent et il est impératif de les prendre en compte dans le cadre d’un projet à base de cette technologie, les expertises métiers, techniques et juridiques seront à mobiliser. Par ailleurs, les prédictions actuelles ne laissent pas envisager un déploiement à large échelle chez les grands acteurs avant 5 à 10 ans minimum. Donc lancer un projet dont l’objectif est de monter en production un produit ou service sur la blockchain en 2017 est sûrement ambitieux, challengeant mais il sera porteur de nombreux risques dont certains seront difficiles à mitiger.