Avec l’arrivée en trombe des livres électroniques et des liseuses au cours de la dernière décennie, les grands acteurs du marché du livre papier se voyaient déjà morts et enterrés. Certains journalistes, accoudés à des montagnes de chiffres, avaient même prononcé des oraisons funèbres. Et voilà que les ventes d’eBooks semblent reculer. Les prochaines années seront-elles celles d’une nouvelle révolution de papier, ou tout cela n’est-il que feuilles au vent ?

La vente des eBooks en chute libre… Vraiment ?

L’eBook serait-il le James Dean du monde littéraire ? À l’instar du comédien, « Vivre vite et mourir jeune » pourrait bien être sa devise. Une étude publiée par l’association des éditeurs américains (American Bookseller Association, ABA) tendrait à démontrer que le marché des livres électroniques s’est effondré aux États-Unis au cours du premier semestre 2015, autour de -10 %. Un recul impressionnant que viennent entériner des réactions épidermiques à travers le territoire américain, notamment des libraires qui stoppent tout simplement la vente de liseuses (à l’image du groupe Waterstones).

Évidemment, après une décennie de croissance presque ininterrompue et une augmentation de 1260 % des ventes de livres numériques entre 2008 et 2010, cette baisse à deux chiffres pourrait fort ressembler à l’apocalypse. Mais il faut noter deux choses. La première, c’est que cette augmentation astronomique s’est fondée sur des réalités ponctuelles (effet de mode, politiques tarifaires attrayantes, facilité pour trouver n’importe quel livre en quelques clics).

La seconde, c’est que ces chiffres sont à prendre avec des pincettes. Ainsi qu’il est fort bien expliqué ici, ces 10 % ne concernent que les éditeurs réunis au sein de l’ABA, soit 1 200 acteurs du marché américain. Ce marché étant fortement peuplé d’indépendants, le nombre total d’éditeurs aux USA atteindrait en réalité le double. Ajoutons que faute de connaître les chiffres de ventes des auteurs auto-publiés, qui pullulent sur ce segment (pour des raisons évidentes), il est prématuré de demander l’extrême-onction pour la famille eBook.

Splendeurs et misères du livre électronique.

Pour autant, la vie du livre numérique n’est pas un long fleuve tranquille. Même si les chiffres de l’ABA n’offrent qu’une vision partielle du marché de l’eBook aux USA, on ne peut pas nier que la lecture dématérialisée souffre de plus en plus de la comparaison avec sa grande sœur papier – après tout, les humains aiment ce qu’ils peuvent toucher, tripatouiller, retourner dans tous les sens. Le livre électronique, lui, n’est pas palpable, ni collectionnable. Le livre électronique ne s’échange pas, ne se revend pas, ne s’offre pas, et comble de l’horreur : ne se prête pas. Là est le crime de lèse-bouquinerie.

Car un livre est un objet vivant, dont on corne les pages, sur lequel on écrit, et surtout qui passe de main en main. À cause des DRM (Digital Rights Management) qui établissent les règles de diffusion et d’utilisation des eBooks, les actions habituelles qui font toute la saveur du livre papier deviennent impossibles. Face à ce problème, les grands acteurs du secteur (Fnac, Amazon) ont baissé les bras. La seule solution : créer un compte commun pour partager le même livre numérique. Et offrir une carte cadeau en guise de bouquin. Pas très glamour, tout ça.

Mais la critique qui revient le plus souvent concerne le prix. Lancé à des tarifs défiant toute concurrence, l’eBook connaît aujourd’hui une seconde vie… plus coûteuse. Récemment, les prix des livres numériques ont bondi aux USA, passant de 5 $ en moyenne à plus de 10 $. (Une hausse à laquelle Apple n’est pas étrangère, puisque la firme à la pomme a négocié avec de grands éditeurs américains leur exclusivité en échange de prix plus élevés.)

La barre symbolique des 10 $ peut-elle expliquer à elle seule le découragement des e-lecteurs ? À elle seule, non, mais en grande partie, oui. Le prix permet du moins de comprendre pourquoi les parts de marché de l’eBook stagnent à 3 % en France (chiffres du Syndicat National de l’Édition). Pourquoi, en effet, irait-on acheter un livre dématérialisé quand on peut, pour le même prix (voire pour un prix inférieur dans le cas des éditions de poche), avoir sa version papier ? 10 $ ou 10 € pour un bouquin qui restera virtuel, c’est cher payé. Tout le monde le sait, les éditeurs autant que les revendeurs. Mais rien ne bouge.

Quant à l’idée de lier la vente d’un eBook à celle d’un livre physique, les éditeurs n’en veulent pas. L’argument massue est le suivant : comment va-t-on fixer la valeur d’un livre numérique s’il peut être obtenu gratuitement dans un autre contexte ? Or, le même modèle économique s’applique aux films – l’obtention d’une copie digitale est régulièrement proposée lors de l’achat d’un Blu-ray – sans que le marché du cinéma en ligne ne s’effondre pour autant. Seulement, voilà : le monde de l’édition est un univers impitoyable. Et c’est le livre numérique qui paie les pots cassés.

Le livre numérique a-t-il besoin de se mettre à la page ?

La baisse des ventes de livres numériques, effective, pourrait également être due à une autre raison, qui passe relativement inaperçue : nombreux sont les e-lecteurs qui bouquinent sur leur tablette ou leur smartphone. Une étude Hadopi indique que 28 % des personnes interrogées lisent sur tablette, et 23 % sur smartphone – les liseuses n’arrivant qu’en troisième position. Le fait est que les usages diffèrent en fonction du terminal utilisé : les lecteurs sur liseuse achètent des ouvrages récents, ceux qui utilisent leur tablette ou leur smartphone piratent des livres ou se dirigent plus volontiers vers des ouvrages gratuits, tombés dans le domaine public. Bien sûr, dans ce dernier cas, personne ne comptabilise les ventes.

Le livre numérique n’est pas mort, mais il existe différemment, sans doute. Et ce, parce qu’il accompagne une tendance nouvelle et passionnante, qui semble mettre d’accord les deux belligérants de cette bataille du livre : les lecteurs eux-mêmes deviennent hybrides, au sens où ils intègrent si bien l’impact de la technologie dans leur vie quotidienne qu’ils lisent à la fois sur un appareil électronique et de bons vieux livres tangibles. Les seconds se rangent dans des bibliothèques ou sur des étagères, se prêtent, se revendent, se transportent amoureusement et avec soin. Les premiers s’emmènent partout et se lisent dans toutes les circonstances – sur le chemin du travail, dans le train ou le bus, en voyage, pendant les cours à la fac. Ils existent ensemble et ne se marchent pas dessus. Il n’y aura pas de Grand Remplacement du papier par les zéros et les uns. Bref, la guerre de l’eBook n’a aucune raison d’avoir lieu.