C’est une évidence : l’explosion et la démocratisation des technologies digitales dans tous les secteurs de la vie quotidienne et professionnelle (toutes activités confondues) rend criant le besoin de développer la « culture numérique » de nos concitoyens. Mais il arrive que les évidences, parce qu’elles semblent justement ne devoir souffrir aucune remise en question, nous dispensent de revisiter leurs soubassements, de questionner les modalités de leurs mises en œuvre, d’interroger leurs enjeux et la manière dont ces derniers évoluent. Bref, il est des évidences qui, parce que trop évidentes, finissent par nous empêchent de penser.

Appliquant ces considérations à l’évidence de la culture numérique évoquée plus haut, trois questions surgissent immédiatement :
1. Certes les technologies digitales évoluent, mais pourquoi faudrait-il que tous nos concitoyens sachent s’en emparer ? Quels véritables enjeux résident dans cette appropriation ?
2. Mais au fait, de quoi parle-t-on vraiment lorsque l’on évoque le concept de « culture numérique » ?
3. Enfin, sur la base de l’identification des enjeux et de la clarification du concept, comment faire acquérir cette culture numérique au plus grand nombre si l’évidence initiale se confirme ?

Cet article n’a pas pour vocation de répondre extensivement à chacune de ces questions. Le simple fait de les poser satisfait déjà en partie à sa vocation. Nous nous proposons toutefois de présenter quelques éléments de réponse à chacune d’elles.

Pourquoi une culture numérique partagée ?

A cette question correspondent une réponse économique, une réponse politique et une réponse humaniste et démocratique. La première de ces réponses revient à considérer cyniquement que nos sociétés sont d’immenses réservoirs de consommateurs potentiels, dont l’industrie a besoin qu’ils sachent utiliser les technologies qu’elle produit pour pouvoir rentabiliser ses investissements et réaliser des bénéfices. D’où l’importance pour elle de développer à la fois une offre progressive permettant d’accompagner l’acquisition des compétences digitales de ses consommateurs cibles, de développer des infrastructures permettant l’accès à ces technologies pour le plus grand nombre (figure 1), mais aussi de promouvoir la culture numérique par des actions de lobbying auprès des gouvernements (on ne compte plus les rapports sur le numérique réalisés en collaboration avec les industriels) ou par le financement d’actions éducatives (associations développant l’enseignement du code, concours de robotique…).

Temps nécessaires à diverses technologies pour atteindre le seuil significatif de 25 % des foyers aux Etats-Unis.
Figure 1 : Temps nécessaires à diverses technologies pour atteindre le seuil significatif de 25 % des foyers aux Etats-Unis. Issus du cours de Benoît Tezenas du Montcel, DAS « Communication digitale, expertise web et réseaux sociaux » – Université de Genève (2016).

La seconde réponse consiste à réaliser que dans un monde globalisé, l’avantage compétitif que confère la maîtrise des technologies digitales n’autorise aucun pays développé à négliger ce pan fondamental de l’innovation technologique, qu’il s’agisse des composants électroniques, de l’ergonomie des appareils, de l’efficacité des réseaux, des capacités de calcul et de stockage, de l’intelligence artificielle, des big data ou de la protection contre la cybercriminalité. Cet enjeu stratégique international se double d’un enjeu de politique économique intérieure : si d’ici à 15 ans, selon le MIT et le think tank Bruegel), près de la moitié des emplois actuels aura disparu, c’est parce qu’ils auront été transformés par des modèles économiques renouvelés sous l’influence du numérique ; d’où l’importance de faire effectuer à la formation professionnelle un déplacement dans la même direction : celle de l’appropriation des outils numériques et de l’entrepreneuriat digital.

Les TIC obligent à repenser les aptitudes et les compétences dont les élèves ont besoin pour devenir des membres actifs de la société et de l’économie du savoir.Référentiel de compétences TIC de l’UNESCO

La troisième réponse est presque la conséquence des deux précédentes : d’une part la perte de savoirs et savoirs-faire consécutive à l’évolution des métiers évoquée plus haut conduit à une forme de prolétarisation (au sens où l’entend le philosophe Bernard Stiegler), qui nécessite une « recapacitation » (re-empowerment) des citoyens au risque non seulement d’une aggravation du chômage mais également d’une totale perte de sens face à l’existence. D’autre part, dans le cadre de sociétés démocratiques au sein desquelles l’avenir se doit d’être confié au peuple et non pas aux industriels et à leurs lobbies, on attend également des citoyens qu’ils sachent faire des technologies digitales un usage raisonné, voire qu’ils sachent exercer leur pouvoir de discernement face aux nouveaux choix de société auxquels ces technologies conduisent.

Comme les nouvelles technologies non numériques tels que les bio– ou nanotechnologies, le digital soulève en effet des questions socialement vives susceptibles de bousculer des habitudes, des normes, des valeurs ou des frontières socioculturelles préétablies : traitement des données personnelles, ciblage personnalisé de la publicité, gestion de l’identité numérique post-mortem, évolution de la presse et de la culture sous l’influence des médias sociaux, ghettoïsation culturelle liée à l’automatisation des recommandations d’achat, évolution du rapport au savoir savant face au web, impact du temps d’écran et des réseaux sociaux sur le développement psychologique des enfants et adolescents, conséquences de l’intelligence artificielle sur la vision philosophique de l’humain, empreinte climatique du web, darkweb et criminalité, enjeux géostratégiques du contrôle des informations numériques, dérégulation de la finance mondiale, etc. Autant de transformations qui exigent l’acquisition d’un regard critique (au sens noble du terme) sur les technologies digitales, dans une perspective de responsabilisation économique, professionnelle, politique et citoyenne.

Retour(s) sur l’idée de « culture numérique ».

La « culture numérique » peut en premier lieu être considérée comme un simple pan de la culture générale, portant sur des connaissances et aptitudes minimales en matière de technologies digitales. Dans cette perspective, perçue comme l’objectif d’une nécessaire acculturation digitale des masses populaires, elle nécessite des campagnes de sensibilisation, de promotion et d’initiation, à l’école, sur les lieux de formation initiale et continue et sur les lieux de travail. Mais à la lumière de ce qui précède, il semble clair que les besoins de la société en matière de culture numérique nécessitent d’entendre cette expression dans un sens bien plus large : il s’agit en effet non seulement de développer des connaissances et aptitudes techniques liées à l’utilisation des outils existants, mais également une culture du numérique permettant d’en saisir les enjeux, risques et défis, pour tendre in fine vers une approche du numérique en culture. Précisons ces idées, qui permettent de définir 4 différentes formes de culture numérique.

• La première forme relève d’une culture technique de la conception informatique. Pour la développer, il s’agit d’apprendre pour le numérique. Ces apprentissages portent par exemple sur la construction et l’électronique, la robotique, les langages de programmation et l’intelligence artificielle, l’opensource, le traitement des données, voire la maîtrise des approches interdisciplinaires telles qu’issues de la convergence NBIC (nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives).

• La seconde est une culture générale d’utilisation des outils disponibles, qui s’acquiert en apprenant par le numérique. C’est la forme la plus proche de la définition spontanée que nous donnions ci-dessus, également traduite par digital literacy dans le monde anglo-saxon. Elle peut aussi se définir en négatif comme ce qui permet de combler le « fossé numérique » (ou de réparer la « fracture » du même nom). Elle porte sur la connaissance des technologies existantes, sur l’utilisation des supports et des logiciels, sur l’entretien et la maintenance des matériels (machines et logiciels), ainsi que sur la préservation et la protection de ses données personnelles. Dans la sphère professionnelle, elle touche l’utilisation des logiciels spécialisés.

• La troisième forme peut être définie comme une culture du numérique, ou autour du numérique. Il s’agit ici d’apprendre à l’heure du numérique, et les savoirs correspondants sont essentiellement des métasavoirs. Ces derniers portent indifféremment sur les enjeux du numérique (historiques, culturels, écologiques, économiques, politiques, éducatifs, relationnels, psychologiques, philosophiques, éthiques) en en particulier sur les enjeux du web, des réseaux sociaux et des big data. Cette forme de culture numérique conduit à une méta-compréhension de l’objet numérique : celle qui manque notamment le plus aux parents lorsqu’elle porte sur les risques, dangers et addictions liés au web (gestion des écrans, protection contre le harcèlement, les escroqueries, le sexting, le phishing, le hacking d’identité numérique…).

• La quatrième et dernière forme de culture numérique peut être qualifiée de « numérique en culture ». Il s’agit ici d’apprendre à vivre avec le numérique, considérée comme une donnée quasi naturelle de notre environnement. Dans cette perspective, il se fait aussi bien outil au service de la culture que support d’apprentissage tout au long de la vie. Il suppose l’existence de la deuxième forme de culture numérique que nous appelions « culture générale d’utilisation », mais nécessite plus que cela : la conscience de ce qu’il est possible de réaliser grâce au numérique, qui se traduit notamment par l’idée d’aller chercher une solution digitale à un problème en supposant a priori qu’elle existe. Ainsi, il ne suffit pas de savoir utiliser Powerpoint pour avoir l’idée qu’il doit exister d’autres outils de présentation (et découvrir ainsi Prezi ou Storyboardthat), de même qu’il ne suffit pas de savoir regarder une vidéo sur Youtube pour s’imaginer suivre un cours sur un MOOC. C’est cette approche intégrée du numérique dans la vie quotidienne que nous nommons « numérique en culture ».

Il est important que les élèves puissent non seulement acquérir une connaissance approfondie des disciplines qu’ils étudient à l’école, mais aussi comprendre comment eux-mêmes peuvent générer de nouveaux savoirs en se servant des TIC.Référentiel de compétences TIC de l’UNESCO

Promouvoir les différentes formes de culture numérique.

Cette fois, la tâche semble nettement plus colossale que lorsqu’il s’agissait de simple acculturation populaire. Comment diffuser ces savoirs, savoirs faire, savoirs être, méta-savoirs autour du numérique ? Nous l’avons brièvement évoqué plus haut, il existe au moins 4 lieux propices à cette éducation : la sphère privée, l’école, la formation professionnelle initiale et continue, la sphère professionnelle.
Se reposer sur une formation autodidacte à domicile est dangereux car propre à accroître encore la fracture numérique citée plus haut. Il faut en effet déjà disposer d’une solide culture du numérique (et notamment d’une approche intégrée du numérique « en culture ») pour être en mesure de développer seul sa culture numérique. Les lecteurs de ce blog peuvent sans doute compter sur eux-mêmes pour développer les compétences digitales de leurs enfants, mais ils ne représentent qu’une faible (et non représentative) proportion de la population.

Les domaines de la formation digitale professionnelle continue et de la culture numérique des organisations sont quant à eux du strict ressort des équipes de management. Ces dernières peuvent au choix décider d’inviter des coachs formateurs à venir former leurs collaborateurs, ou leur offrir des formations qualifiantes telles que le DAS « Communication digitale, expertise web et réseaux sociaux » de l’Université de Genève. Elles peuvent également faire appel à des MOOCs dédiés à l’acquisition de compétences digitales spécifiques, voire commander et concevoir des serious games comme il nous a souvent été demandé de le faire.

Enseigner pour, par et à l’heure du numérique.

Le domaine sur lequel nous voudrions nous attarder un peu plus est celui de l’éducation numérique, scolaire et supérieure. Non seulement parce que l’école est un bien commun qui nécessite d’élaborer une réponse démocratique commune aux besoins de la société, mais également parce que les évolutions technologiques récentes s’accompagnent de mutations profondes pour cette vénérable institution : 1/ dans les possibilités d’utilisation des outils pédagogiques numériques, 2/ dans les techniques de communication et d’animation au sein des groupes classes, 3/ dans les questions socialement vives suscitées par ces technologies elles-mêmes et 4/ dans la conception même de l’acte pédagogique.
A cet égard, on mentionnera l’excellent référentiel de compétences TIC de l’UNESCO (figure 2), destiné 1/ à àpporter un soutien aux pays pour l’élaboration de politiques et de normes nationales détaillées concernant les compétences des enseignants dans le domaine du numérique et 2/ à attirer l’attention sur les nombreuses façons dont les TIC peuvent transformer l’éducation.

Figure 2&nbsp: UNESCO&nbsp: un plan pour l’éducation numérique.
Figure 2 : UNESCO : un plan pour l’éducation numérique.

Des mutations ci-dessus découlent quatre types de besoins pour les enseignants à qui il devrait désormais être demandé de développer auprès de leurs élèves les 4 formes de culture numérique développées plus haut, c’est-à-dire d’enseigner pour, par et à l’heure du numérique :
• Se tenir informés de la mise sur le marché des nouveaux outils, apprendre à reconnaître ceux qui peuvent leur être utiles et, le cas échéant, à les utiliser.
• Adapter leurs approches pédagogiques à des évolutions technologiques dont les paradigmes tranchent parfois radicalement avec les approches traditionnelles (Plickers), ou même déjà avec les générations technologiques précédentes ;
• Apprendre à sensibiliser les élèves et étudiants aux questions éthiques, sanitaires et environnementales suscitées par ces nouvelles technologies, non seulement pour les en protéger mais également dans la perspective qu’ils contribuent eux-mêmes un jour à l’éthique de leur développement ;
• Comprendre en quoi l’émergence de ces technologies fait évoluer les manières dont il est possible d’enseigner, mais aussi la manière dont les étudiants apprennent (rythmes d’apprentissage, rapports au savoir et aux technologies, compétences numériques elles-mêmes, capacités d’attention, attentes…).

Il est nécessaire que les enseignants possèdent des compétences dans le domaine des TIC et sachent les transmettre à leurs élèves, mais il est tout aussi essentiel qu’ils soient capables de les aider à entrer dans une démarche d’apprentissage collaboratif, de créativité et de résolution de problèmes grâce à l’usage des TIC afin qu’ils deviennent des acteurs efficaces de la société et de l’économie.Référentiel de compétences TIC de l’UNESCO

Il est un fait que tout professeur doit désormais composer avec (voire lutter contre) la concurrence rude des écrans par lesquels peuvent transiter, en quelques secondes, tous les points de vue du monde sur un sujet donné. Il doit savoir comment faire avec (ou contre) des sites collaboratifs tels que Wikipedia, aussi bien au moment de ses cours que lors des évaluations auxquelles il soumet ses élèves et étudiants. Il doit pouvoir vivre avec le fait que d’excellents professeurs, employés par des universités prestigieuses, ont mis en ligne depuis l’autre côté de l’Atlantique des cours passionnants, travaillés à la virgule, sur les mêmes sujets que ceux qu’il doit traiter. Mais à l’inverse, il doit également savoir aider ses étudiants à se mouvoir dans cette immense masse d’informations, certaines validées scientifiquement, d’autres non, certaines pertinentes, d’autres pas. Des étudiants qui, pour être nés une tablette dans la main, n’en sont pas pour autant des experts en usage des outils pédagogiques numériques, et encore moins en gestion de l’information. Vaste tâche pour l’enseignant, donc, de faire acquérir cette culture numérique au sens large consistant à comprendre les enjeux, risques et limites du numérique, au-delà de l’utilisation d’outils particuliers.

Article rédigé par Richard-Emmanuel Eastes.
Etudiant de la promotion 2015-2016 du CAS « Communication digitale et expertise web » de l’Université de Genève, Richard-Emmanuel Eastes est agrégé de chimie, docteur en sciences de l’éducation et en philosophie, ancien élève et enseignant à l’Ecole normale supérieure (Paris) et ex-recteur d’une Haute Ecole Pédagogique (Suisse). Tout au long de sa carrière consacrée à la pédagogie, à la culture scientifique et aux relations science-technologie-société, il a été amené à développer plusieurs outils d’e-learning, des serious games et des réflexions sur l’usage des apps et des jeux vidéo pour l’éducation. Site personnel : www.richard-emmanuel.eastes.eu