Voir la première partie.

Le champ de la recherche sur les réseaux sociaux a été fertile, et ce, avant la prolifération des réseaux socionumérique. Les chercheurs s’intéressent à des notions telles que la sociabilité, le capital social, le réseau ou encore la réputation. Il me semble que la plupart de ces concepts et notions sont opérants pour appréhender un outil comme Twitter. Ils permettent de comprendre ce qui se joue derrière les millions d’interactions quotidiennes, permettant par la même d’irriguer les futures pratiques et usages professionnels qui peuvent en être fait.

Pour écrire cette partie, je me suis très largement appuyé sur l’ouvrage synthétique de Pierre Mercklé, Sociologie des réseaux sociaux . J’ai ainsi essayé de souligner toute l’opérabilité des concepts, à l’aune d’un réseau social comme Twitter, en espérant que celles-ci aident à mieux appréhender le potentiel de celui-ci.

La sociabilité

La sociabilité est la capacité, d’un individu à interagir et évoluer avec ses semblables, et à se connecter avec d’autres réseaux sociaux. Comme le dit Pierre Mercklé, la notion de sociabilité suppose le réseau en ce sens que celui-ci s’incarne par un ensemble d’individus aux positions différenciées, mais qui par le jeu des relations interpersonnelles, s’imposent une position égalitaire.

Quand l’on démarre sur Twitter, le réseau social nous propose très vite de nous connecter avec nos relations déjà établies, par le biais de nos contacts e-mail. Twitter propose un certain nombre de levier pour agrandir ce contingent de départ : suivre de nouvelles personnes, les interpeler, les ajouter à des listes, aimer leurs tweets ou encore les retweeter.
Les diverses manières d’entrer en contact, au sens large, font sensiblement s’abaisser les « barrières à l’entrée » sociales que l’on aurait dans « la vie de tous les jours ». En effet, Twitter permet en un sens de ré-horizontaliser les interactions, en s’affranchissant de la position de votre interlocuteur.

Étudiant, j’ai pu interagir avec des professionnels qui auraient été inaccessibles en temps normal. Le réseau social « mitige » donc les hiérarchies par ses logiques propres. Sur le strict plan professionnel, une certaine forme de détermination née du statut, leste généralement la capacité à approcher des personnes qui se situent à des échelons supérieurs. Sans l’abolir, Twitter permet de rajouter de nouveaux référents nuançant le seul statut professionnel. Un profil correctement rempli, avec un certain nombre d’abonnés, permettra de crédibiliser une amorce d’interactions, et ce, malgré un statut professionnel qui devrait (toujours généralement) l’entraver.

Twitter agit donc comme un facilitateur sur deux points qui substantifie la sociabilité :

– il facilite l’interaction, la rendant plus simple, plus rapide, moins formelle et offre moins de contraintes pour le destinataire s’il veut répondre.

– il facilite en plus l’horizontalité des rapports dans le réseau.

Le capital social

Pour un individu, le capital social est ce que lui « rapporte » l’ensemble de ses relations sociales. Pierre Bourdieu, dans Les formes du Capital, adjoint le capital social au capital économique et au capital culturel. Le capital social aurait un effet démultiplicateur pour les deux autres au niveau des hiérarchies sociales. Il définit le capital social comme « l’ensemble des ressources actuelles ou potentielles qui sont liées à la possession d’un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées d’interconnaissance et d’interreconnaissance ». Le sociologue Nan Lin a souligné qu’à « niveau égal », le capital social était plus important que le niveau d’instruction ou le statut obtenu par le premier emploi dans l’emploi que les gens occupaient.

L’important n’est pas tant le nombre de relations, mais plus la capacité à mobiliser ces relations et leurs relations, comme nous le verrons plus loin dans la théorie des liens faibles (Granovetter) et les trous structuraux (Ronald Burt).
Si le concept de capital social a évolué et a été questionné, il me semble intéressant de faire dialoguer celui-ci avec un réseau social comme Twitter.

Augmenter son capital social, structurellement, passe par la multiplication de situations susceptibles de l’irriguer. Twitter permet de travailler sur son réseau préexistant, en maintenant du liant avec ses contacts, par de menues actions qui permettent de maintenir vivantes des connexions passées. Je peux par exemple, aimer une publication d’un ancien collègue, le mentionner dans une conversation ou, plus directement, lui envoyer un message privé. Ces actions permettent de pérenniser le liant avec son réseau. Le réseau social génère également des conditions favorables à de nouvelles interactions.

La force des liens faibles

La force d’un lien est évaluée par la « combinaison de la quantité de temps, de l’intensité émotionnelle, de l’intimité (confiance mutuelle) et des services réciproques qui caractérisent ce lien ». Pour Mark Granovetter, les liens forts ne permettent pas de faire circuler l’information en ce sens qu’ils la circonscrivent à des groupes d’individus, ne faisant pas le pont avec d’autres groupes. L’information circule donc par les liens faibles.

« Les individus avec qui on est faiblement lié ont plus de chances d’évoluer dans des cercles différents et ont donc accès à des informations différentes de celles que l’on reçoit ». Cette théorie a été confirmée par une étude empirique qui interrogeait les processus de recherche d’emploi. Sur son échantillon, il met en évidence que l’information permettant de trouver un emploi provient de personnes que l’on voit moins de 2 fois par semaine (55,6%), 16,7% plus de 2 fois par semaine, et 27,8% – d’une fois par ans. L’hypothèse de Mark Granovetter a été confirmée par Noah Friedkin un peu moins de 10 ans plus tard. Il a mis en évidence que plus un lien est fort, plus les ensembles que forment les relations respectives de chacun sont superposés.

Le numérique est le théâtre privilégié des liens faibles, comme l’a souligné Yochai Benkler. Twitter permet de sortir de son pool de relations de départ, pour se connecter à des personnes qui peuvent être éloignées de son propre réseau. En ce sens, le fil d’actualité permet d’agréger les informations provenant d’utilisateurs différents, et il n’est pas rare que des offres d’emplois remontent le courant pour être relayé par un de nos contacts.

La théorie des trous structuraux de Ronald Burt

Ronald Burt essaie de donner un sens analytique à la métaphore du capital social, en montrant la manière dont la structure d’un réseau offre des avantages compétitifs aux protagonistes. Les trous structuraux se matérialisent par l’absence de superposition entre les réseaux sociaux de deux personnes. Autrement dit, plus mes contacts ont des réseaux de relation qui ne se superposent, plus la structure de mon propre réseau présente des avantages. R. Burt a démontré empiriquement que les liens de type « bridging » étaient déterminants.

En effet, il compare différents modèles de réseaux à partir d’un nombre de relations fixe pour la même personne. Il a mis en évidence que l’absence de contact entre les différentes relations d’une personne représentait un avantage. En effet, cette absence de contact élargit le spectre du réseau. Dans Management et réseaux sociaux Jeux d’ombres et de lumières sur les organisations, Christophe Baret, Isabelle Huault, Thierry Picq expliquent qu’ « être le point de passage entre des contacts (ou groupes de contacts) non redondants permet donc de bénéficier d’informations plus nombreuses, plus variées d’être plus tôt informé et d’être, plus que d’autres, un candidat pris en compte lorsque de nouvelles opportunités apparaissent. »

Mark Granovetter avec les liens faibles, Ronald Burt l’a démontré empiriquement dans une étude réalisée sur les profils de directeurs techniques de sociétés de hautes technologies, en mettant en évidence la corrélation entre la rapidité des promotions et les liens de type « bridging ». Une seconde étude sur les entrepreneurs a montré la corrélation entre le nombre de trous structuraux et les profits réalisés.

Il définit l’efficacité relationnelle par la fraction : nombre de relations non redondantes / Nombre de relations totales.

Don et contre-don

J’emprunte ici beaucoup (si ce n’est tout) au travail de synthèse de Dominique Cardon dans son ouvrage Qu’est-ce que le Digital Labor, coécrit avec Antonio A. Casilli, dans une partie sur les pratiques numériques, et le travail non finalisé.

Fred Turner, professeur à Stanford a écrit un remarquable ouvrage sur le cheminement et la construction de l’utopie numérique qui s’est construite et propagée après la Seconde Guerre mondiale jusqu’à l’explosion de la bulle au début des années 2000. Les penseurs, journalistes et consultants, issus d’un mouvement de la gauche contestataire américaine, ont favorisé dans le mouvement des idées, une idéologie aux frontières floues qui promeut le don, le bénévolat, l’échange, qui passeraient par une motivation intrinsèque : blogueurs, forumeurs et commentateurs échangent, discutent, codent… hors de leurs horaires de travail (ou pendant d’ailleurs) parce qu’ils prennent plaisir à le faire, sans attendre de retour sur leurs contributions.

Dominique Cardon rappelle la distinction originelle entre motivation intrinsèque (on fait parce qu’on éprouve du plaisir à faire), extrinsèque (on fait, car cela nous rapporte quelque chose). Cette dualité que D. Cardon trouve confortable, il l’a complète en soulignant les apports des travaux anthropologiques ou sociologiques sur le don. En effet, il explique que pour comprendre la prolifération des pratiques désintéressées sur internet, il faut les replacer dans la logique de l’estime, de la réputation, et des échanges qui enserrent les individus dans des dettes mutuelles intangibles. La contribution ne serait pas guidée par le seul moteur intérieur ou extérieur, mais par une troisième voie, hybride, qui serait une quête d’estime, de réputation et n’étant pas guidée par la pensée d’un retour palpable : «[…] La condition de fonctionnement n’est ni l’absence de retour, ni le calcul de retour, mais l’indétermination sur les conditions de retours ».

Dans Aux sources de l’utopie numérique, Fred Turner analyse longuement le WELL, une des plus anciennes communautés numériques crée au milieu des années 80. Ses sections avaient des sujets variés, des plus sérieux aux plus triviaux. Journalistes et programmeurs parmi les plus reconnus de la communauté ont pu bénéficier de véritables tremplins professionnels. F. Turner se réfère ainsi à Marcel Mauss, expliquant que le « don pur » n’existe pas : « Les dons engendrent des obligations et génèrent des cycles d’échange qui servent à établir et maintenir des relations structurelles entre donneurs et receveurs ». Et se référant à P. Bourdieu : « Au sein du don lui-même et des cycles de don et de réception, ces multiples sens participent à la transformation de la richesse matérielle en capital social ».

Une conclusion qui n’en est pas une

Je pense qu’il est essentiel de comprendre ceci pour aborder Twitter d’un point de vue professionnel. Avoir conscience des externalités positives de vos activités sur le réseau pour votre carrière professionnelle est légitime, toutefois, cela peut mener à des pratiques détestables, mécaniques, et avoir un effet contre-productif avec vos objectifs.

Si les structures du réseau ainsi que ses logiques d’affordances favorisent la production de contenu, les metrics (abonnés, abonnements, nombre de retweet, etc) le tout, dynamisé par pléthore d’outils, l’essentiel est ailleurs. Le nombre d’abonnés ou l’engagement sur vos publications ne doit pas être une fin en soi. Dialoguer et échanger, parler de ce que font les autres, partager un contenu qui vous semble pertinent et intéressant pour les professionnels de votre secteur sont autant de pratiques qui vous enchâsserons dans un tissu relationnel bénéfique à terme.

L’ensemble des outils qui vous seront proposés, doivent servir à faciliter ces bonnes pratiques, et non les vider de leur sens par une automatisation incontrôlée.

Il me semble que l’exemple concret de la recherche du stage de fin d’année de notre promotion de MBA est intéressant à plus d’un titre. Les profils de la promotion sont éclectiques, et la majorité des primoétudiants n’étaient pas insérés dans le secteur du web marketing, n’avaient pas de compte Twitter, et une extrême minorité était active sur le réseau social en début d’année. À la fin de l’année, 68% ont déclaré que Twitter a eu un effet direct ou indirect sur leur entrée en stage, dont 10% ont spécifié que l’impact a été déterminant.

Mes camarades ont adopté des stratégies différentes, mais ont surtout agrandi leur pool de contact sur Twitter selon leurs désirs de carrières, leurs centres d’intérêt, leur formation antérieure et leurs expériences professionnelles. Beaucoup ont pu connecter aisément avec des personnes clés, se faire remarquer et ainsi se voir offrir un stage cohérent avec leurs attentes.
La plupart se transmettaient mutuellement les offres de stages ou d’emplois que leur réseau propre relayait sur Twitter. Certains ont ainsi eu vent d’opportunités qu’ils auraient ignoré en passant par les méthodes classiques de recherche, et les sites d’annonces. D’autres se sont servis de notre réseau de classe pour tweeter des « mini-cv » personnels, profitant des réseaux de leurs camarades, qui n’avaient qu’à les retweeter pour élargir la diffusion.

Enfin, et plus pragmatiquement, certains se sont servis des ressorts de Twitter pour accrocher l’entreprise qui les intéressait. Une personne a ainsi pu mettre son CV en haut de la pile après avoir candidaté, en ciblant la recruteuse à postériori et en s’engageant sur ses publications. Un autre qui voulait travailler en agence s’est vu proposer un poste rapidement après s’être mis à suivre tous les membres d’une grosse agence de communication parisienne.

La plupart ont pu bénéficier de l’image qu’ils avaient tissée tout au long de l’année, qui s’incarnait notamment par une curation de contenu pertinent avec leurs attentes en matière professionnelle, un engagement au-dessus de la moyenne sur leurs posts, et une certaine influence matérialisée par un nombre d’abonnés conséquents.