Cet article sur le Digital Labor sort du champ habituel du contenu que le Siècle Digital vous propose quotidiennement. Consulté par des étudiants, des professionnels ou des lecteurs avec une appétence pour ce qui touche au webmarketing, il me semble intéressant de dézoner et d’apporter, s’il est besoin, un éclairage sur un courant qui prend de l’ampleur. Celui-ci me semble incontournable, et ne peut être écarté d’un revers de main, dans les « pratiques métier » du digital de demain.

Digital Labor, kezako?

Le Digital Labor est avant tout une somme de travaux de chercheurs en Sciences humaines et sociales qui, coagulant [1], se transforme en véritables champs de recherche.

C’est un lieu commun que de dire que les activités des internautes génèrent de la valeur, en témoigne la célèbre expression « si c’est gratuit, vous êtes le produit ». Le champ de recherche du Digital Labor replace au centre les logiques et structures de la production de cette valeur, et sa captation, dans un contexte de récolte, traitement et « exploitation » des données personnelles.

Des chercheurs comme le sociologue Antonio A. Casili [2] (maître de conférence en Digital Humanities à Télécom ParisTech et chercheur à l’EHESS) mettent en avant le fait qu’il faut s’écarter de la notion « habituelle » de travail, qui est malaisée pour appréhender ce que recouvre la notion de « labor », et en ce sens, qu’il faut dézoner des lieux dits « classiques » de la production : « c’est en nous penchant sur les lieux de nos sociabilités ordinaires, sur nos interactions quotidiennes médiatisées par les nouvelles technologies de l’information et de la communication, que nous commençons à détecter des formes d’activités assimilables au travail parce que productrices de valeur, faisant l’objet d’un quelconque encadrement contractuel et soumis à des métriques de performances. Nous appelons digital labor la réduction de nos « liaisons numériques » à un moment du rapport de production, la subsomption du social sous le marchand dans le contexte de nos usages technologiques [3]».Autrement dit, chaque action effectuée que ce soit sur les réseaux sociaux, les objets connectés ou les applications produit de la valeur. Du côté des entreprises, encadrement, captation et mesure de la valeur dégagée explosent.

Le courant permet de renverser la perspective dans laquelle nous baignons, la vision fantasmée de la sharing économie, les discours lyriques sur le don et le partage, en n’en déconstruisant les cadres.

Dans un dossier de la Harvard Business Review d’Avril 2015, Michael E. Porter soulignait à quel point l’internet des objets ouvrait des possibilités inédites, tout en bouleversant les règles de la concurrence, et par la même, les cinq forces de la concurrence et la chaîne de valeur. Quand on regarde de plus près les Startups qui lèvent des centaines de milliers d’euros, celles-ci imbriquent un modèle disruptif à la chaîne de valeur, puisant bien souvent dans les pratiques des utilisateurs.

Comment ne pas mentionner Uber qui en sus de son métier d’intermédiation, en possède un autre, basé sur la récolte, le traitement et la mise au travail des données des itinéraires,pour améliorer son offre.

Le point central du Digital Labor est le questionnement autour la monétisation des contenus générés par les utilisateurs, ou celle de leurs données et métadonnées. Cela ne se limite pas forcément à l’user generated content, car les fruits de la présence en ligne sont eux-mêmes monétisables.

Ne pas faire l’autruche

Le crowdsourcing dans son emballage mythifié est ébranlé par des pratiques comme Amazon et son Mechanical Turk (MTurk). Cette plateforme présentée comme marketplace a pour principe la parcellisation et l’atomisation des tâches. On peut s’y inscrire comme travailleur, pour réaliser des tâches appelées Hits (Human intelligence tasks) : écrire des commentaires, cliquer, regarder photos et vidéos, ce qui se rapproche des comportements numériques que l’on peut observer. Ici, on est récompensé par une poignée de centimes. Antonio A. Casili l’évoque ainsi : « Le système MTurk est moins un ensemble de tâches spécialisées qu’une manière de replacer les activités de non-travail et les usages ordinaires dans le contexte d’opérations productives, dont elles ne se différencient plus [4] ». Amazone dégage donc doublement de la valeur, par l’intermédiation et par le développement et l’entrainement de ses propres robots : « c’est surtout la valorisation des clics à l’aveugle et des requêtes traitées en masse qui caractérisent ce service, dont l’objectif est d’entrainer les robots d’Amazon à reconnaître des formes, analyser des textes, simuler des processus complexes. Sous couvert de marché du travail pour les humains, cette plateforme est un centre d’élevage d’algorithmes [5] ».

On peut également citer l’exemple du reCAPTCHAs de Google, permettant de vérifier si l’utilisateur est « humain ». Hors, ce service contribue, de fait, à la numérisation de textes au service Google Books. Le même type de logiques est également en place quand il s’agit de reconnaître des numéros de rue pour améliorer Google Street view. Les raisonnements sont similaires à la plateforme Mturk d’Amazon, la rémunération en moins.

Le Digital Labor a souvent été épinglé et critiqué dans sa grille de lecture marxiste. Il est toutefois important pour les professionnels du digital de tendre l’oreille, et de ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain.

En 2011 une polémique éclate autour de la rémunération des blogueurs du Huffington Post. Grincement de dents en 2014, quand Flickr a annoncé la revente des images d’utilisateurs qui avaient partagé sous licence creative commons.

La class action Europe-v-Facebook lancé en 2014, ou 25 000 citoyens européens demandaient symboliquement un dédommagement au réseau social, semble aller dans le sens d’une montée lente, mais continue, vers l’appréhension des rouages en place.

Le nombre d’utilisateurs en hausse d’Adblock, de Tor, les tactiques conscientes ou inconscientes d’évitement comme le fait de renseigner de fausses informations peuvent être interprété comme des comportements d’évitements. La sortie du film Les nouveaux loups du web, ou les épisodes dystopiques de Black Mirror, pour ne citer qu’eux, montrent que ces questions deviennent centrales.

La Revue Inaglobal de janvier consacre un dossier au Digital Labor, tandis que Yann Moulier Boutang, auteur notamment de l’ouvrage Le Capitalisme cognitif : la nouvelle grande transformation et L’Abeille et l’Économiste a contribué au rapport du Conseil national du numérique destiné à la ministre du travail, constitué de 20 recommandations dont l’une contenant le revenu de base inconditionnel.

Pour aller plus loin, je ne peux que recommander le très synthétique ouvrage de Dominique Cardon & Antonio A. Casilli : Qu’est-ce que le Digital Labor ? Dialectique, il prend la forme d’un débat pour saisir les enjeux présent et à venir, et de cerner un des champs de la recherche actuelle sur le numérique.

[1] Qui se matérialise par des conférences, des colloques, des ouvrages collectifs, des synthèses dans des revues spécialisées etc.
[2] Auteur notamment de l’ouvrage Les liaisons numériques, et de Qu’est-ce que le Digital Labor ? co-écrit avec Dominique Cardon.
[3] Antonio A. Casili dans Qu’est-ce que le Digital Labor ?
[4] Ibid.
[5] Ibid.