Depuis des années,  une vieille querelle anime la sphère française des amateurs de nouvelles technologies, la divisant en deux clans se confrontant dans un farouche débat. PC vs Mac me direz-vous ? Non, aussi surprenant que cela puisse être, il s’agit d’un débat lexical. A ma gauche, le mot « numérique », ardemment soutenu par les défenseurs de la langue française. A ma droite, son rival de toujours l’anglicisme « digital », qui monte en puissance au fil des années. Histoire et décryptage de ce débat, qui donne également l’occasion au Siècle Digital de répondre à ses détracteurs.

Peut -être vous est-il déjà arrivé de vous demander ce qui différencie le numérique et le digital. Voire même de vous être fait trollé pour avoir utilisé l’un de ces termes sur Twitter ou dans un article. Avant toute chose, il est important de savoir que « numérique » est le terme recommandé par l’Académie Française, qui déconseille par contre l’utilisation l’expression « digital ».  

Sur le papier : définitions

Le Larousse en ligne définit le numérique de la manière suivante : « Qui relève des nombres ; qui se fait avec des nombres, est représenté par un nombre ». En précisant pour le secteur de l’informatique et des télécommunications :

  1. « Se dit de la représentation d’informations ou de grandeurs physiques au moyen de caractères, tels que des chiffres, ou au moyen de signaux à valeurs discrètes. »
  2. « Se dit des systèmes, dispositifs ou procédés employant ce mode de représentation discrète, par opposition à analogique. »

Quant au digital, ce même Larousse en donne une définition très succincte : « Qui appartient aux doigts ». On parle ainsi d’empreintes digitales, ou de digicode, ou de nerfs digitaux. L’Académie Française et les dictionnaires (pas uniquement le Larousse) consacrent donc l’usage du terme numérique pour désigner les technologies de l’information et de la communication. Sur le papier, le digital n’a a priori rien à voir là-dedans.  

Digital : la consécration par l’usage

Seulement voilà, dans la réalité, les choses sont bien différentes. Digital étant le terme utilisé en anglais et en espagnol, il n’a pas tardé à s’exporter en France. Et si encore aujourd’hui, certains font de l’usage du mot « numérique » un combat de tous les instants, la question numérique/digital ne date pas d’hier, à l’instar de cet internaute qui s’interrogeait sur la question il y a déjà 12 ans de cela. Débat_digital_numérique_2002

En vérité, la première utilisation du terme « digital » appliqué aux TIC recensée en France date de 1968. (JOLLEY, Trait. inform., 1968, p. 207). Depuis, l’expression s’est démocratisée, et est devenue synonyme de numérique dans le langage courant. Ainsi, on peut aujourd’hui suivre dans des universités des formations de communication digitale, pour devenir chef de projet digital dans des agences digitales, dans un monde où la digitalisation est de plus en plus présente. Le mot digital est autant, voire plus utilisé que le terme numérique aujourd’hui. Au point que même le Larousse le reconnaisse désormais comme étant son synonyme.  

La résistance des irréductibles

Face à ces constats, une résistance s’est mise en place pour « la survie de la langue française ». Au-delà des traditionnels billets d’humeur, des comptes Twitter dédiés ont aussi vu le jour. C’est le cas de @NumeriqueBordel, qui traque les utilisateurs du mot « digital » pour les titiller.

En réaction, d’autres comptes visant à défendre le « digital » ont été créés :

Si le débat reste bon enfant, il n’empêche que certains le prennent très au sérieux :

Oui, on peut aussi dire « digital », bordel

A l’inverse de nos détracteurs ne jurant que par l’Académie Française, au Siècle Digital nous sommes, cela va de soi, partisans de l’utilisation du mot « digital ». Mais pas sans raisons. Tout d’abord, la plupart des personnes fustigeant l’utilisation du mot digital dans son sens le plus moderne sont les mêmes qui parleront de « marketing » à des « afterworks » en buvant des « cocktails » pour célébrer le « week-end ». Critiquer le mot « digital » car il est un anglicisme est un pur non-sens si on utilise d’autres anglicismes au quotidien. Et qui, de nos jours, parle encore de « mercatique » au lieu de « marketing » ? Topito s’est d’ailleurs amusé à dresser une liste d’anglicismes dont il ne vous viendrait pas à l’idée d’utiliser le mot français correspondant. Cela ne veut pas dire qu’il faut systématiquement accepter tous les anglicismes, mais ceux qui sont passés dans le langage courant devraient être acceptés comme synonymes sans aucun problème.

Par ailleurs, on apprenait il y a quelques mois que Le Petit Robert 2015 accueillerait les termes « selfie » ou encore « MOOC ». Les partisans de l’Académie Française n’ont pas cette fois daigné crier au scandale. Ce qui pose une double question. Premièrement, pourquoi le mot « digital », étant utilisé comme synonyme de « numérique » depuis bien plus longtemps que « selfie » ne l’est pour « autoportrait », ne pourrait-il pas être accepté ? Et deuxièmement, pourquoi tant d’acharnement face au « digital » par rapport aux autres anglicismes ?

Une autre critique faite à l’égard du « digital » viendrait du fait que le mot manquerait de clarté, et que l’on pourrait y mettre derrière tout et n’importe quoi. Et pourtant, c’est aussi le cas pour le « numérique ». « Révolution numérique », « fracture numérique », « politique numérique », « industrie numérique », est-ce que ces termes sont en accord avec la définition initiale de « numérique » à savoir « qui relève des nombres ; qui se fait avec des nombres, est représenté par un nombre » ? Absolument pas. La dose de « n’importe quoi » que l’on trouve derrière le terme « numérique » est au moins égale à celle que l’on attribue au « digital ».

Il paraît même parfois plus pertinent de parler de « digital » que de « numérique ». L’étymologie du mot « digital », anglaise comme française, étant basée sur la même racine latine, à savoir digitus, les doigts. Et c’est bien avec les doigts que nous nous adonnons au numérique/digital, que ce soit par l’intermédiaire d’un clavier, d’une souris, ou encore d’un écran tactile. Autre élément à prendre en compte, le langage n’est pas figé, il s’inscrit dans un moment t, et évolue en permanence. Le conservatisme n’y a pas sa place.

Parlons-nous de la même manière que nous parlions il y a un siècle ? Ou même qu’il y a 10 ans ? Chaque décennie fait apparaître de nouveaux mots, de nouvelles expressions, et de nouveaux anglicismes sont consacrés par l’usage, apparaissant à terme dans le dictionnaire, comme le mot « selfie » récemment. Est-ce bien, ou mal ? A chacun de se faire son idée. En tout cas, personne n’y peut rien. Dans un monde où les échanges interculturels se sont plus qu’intensifiés au fil des décennies, il n’est pas surprenant de voir que chaque langage peut en influencer un autre.

Enfin, lutter contre le « digital », c’est comme lutter contre le téléchargement : c’est un combat non seulement perdu d’avance, en plus d’être inutile. Sur Internet, les fautes d’orthographes, de syntaxe, d’accords sont omniprésentes. Pourquoi dépenser son énergie à lutter contre l’utilisation d’un mot qui est de toute façon déjà passée dans la langue courante, alors que les piliers de la langue française sont eux-mêmes ébranlés ? Quitte à vouloir faire survivre le français, autant multiplier les initiatives du type Bescherelle ta mère.

Et vous, vous-êtes plus « numérique » ou « digital » ?