La dernière discussion sérieuse à laquelle j’ai participé en 2014 a eu lieu durant le dîner du Nouvel An. Le débat s’articulait autour du niveau intellectuel des applications mobiles que nous téléchargeons sur nos smartphones. Alors que certains évoquaient la perte de temps causée par ces dernières, toujours plus inutiles et plus puériles, et prônaient les vertus du contact humain dénué d’intermédiaire digital quel qu’il soit, j’essayais tout de même, épaulé par quelques passionnés tout aussi férus d’innovation (intellectuelle ou non) que moi, de défendre, entre autres, le plaisir de la découverte d’un nouvel outil, de nouvelles communautés, et, au pire, de la frustration entraînée par la suppression d’une application nous ayant déçu.

Un rien nous amuse

D’une manière générale, il convient tout de même d’avouer que notre téléphone portable est parfois à l’origine de comportements étranges de notre part. N’avez-vous jamais fait de selfie ? N’avez-vous jamais liké une photo de pornfood d’un(e) ami(e) ? N’avez-vous jamais inventé un #hashtag inédit pour l’une de vos publications sur les réseaux sociaux ?

flappy bird game

Bien que concernant initialement les plus jeunes, ces comportements « connectés » se propagent à toutes les générations. Parallèlement, de plus en plus d’applications attirent des seniors, à commencer par les réseaux sociaux, mais aussi les jeux. Il suffit de regarder autour de nous dans les transports matin ou soir, en allant travailler ou en rentrant chez soi. Chacun d’entre nous a joué ou regardé jouer quelqu’un à Candy Crush, qui est loin d’être le jeu le plus intellectuel et le plus compliqué de l’histoire du jeu mobile. L’époque où les seniors et les moins seniors n’avaient pour se divertir que le Brick Breaker ou le Solitaire de leur Blackberry semble déjà loin. La palme de la simplicité en termes de jeux mobiles peut d’ailleurs être attribuée à Flappy Bird, jeu pour lequel il fallait tapoter l’écran pour faire progresser un oiseau pixellisé dans un univers en 2D. Il est intéressant de voir que ce jeu a été fin janvier 2014 l’app la plus téléchargée de l’app store alors qu’il ne représentait aucun accomplissement technologique. Il aurait très bien pu concurrencer le bien-aimé Snake, à l’époque du Nokia 3310. Sa force résidait donc dans sa simplicité et surtout dans son aspect addictif.

 

Des applications de plus en plus futiles ?

Mais la vraie question qui se pose concerne les autres applications que les jeux. D’ailleurs, force est de constater qu’avec toutes les applications sociales, de messagerie, de photo, de streaming et d’informations, la part de temps consacrée aux jeux est en baisse. De part et d’autre de la toile semble s’élever un vent de révolte, fustigeant les applications, dites « Dumb Apps » en anglais. Le stéréotype grossier de ce genre d’application est le suivant : une mise en ligne discrète, sur le ton de la blague, une inutilité apparente évidente, et une seule fonctionnalité. L’app en question crée le buzz, des milliers de personnes la critiquent alors qu’autant la téléchargent, l’utilisent et s’amusent avec pendant une semaine puis elle disparaît aussi vite qu’elle était apparue, seules les critiques des médias et de certains influenceurs lui permettant de gagner quelques heures de souffle supplémentaire. 

Penchons-nous donc sur deux cas d’école, que sont Yo! et Ethan pour mieux comprendre ce concept.

Yo! aka le nouveau « Poke »

Yo App

Elle est la toute première application mobile du genre, ayant lancé le courant des dumb apps. Pour rappel, Yo! est une application mobile qui permet d’envoyer un « Yo » à ses contacts. Fascinant. Semblable au concept du « Poke » de Facebook, il s’agit du moyen de communication sur smartphone le plus simple jamais inventé. Cette app minimaliste créée en avril dernier par l’Israëlien Or Arbel a connu un succès exceptionnel, puisque Mobli, la startup du développeur a réussi à collecter 1,2 Millions de Dollars de fonds en deux mois seulement. Initialement conçue pour le CEO de l’agence, qui voulait un moyen simple et rapide d’alerter son assistante, l’app s’est attirée l’intérêt du grand public, en même temps que les foudres de nombreux médias.

Ethan, le Siri humain

Ethan app

« Hi I am Ethan, who made Ethan, a messaging app for messaging Ethan. Ask me anything I’m here. To chat privately, find me on Ethan. »

Ethan est sans doute la dernière grande dumb app en date à avoir autant divisé l’opinion. Tout comme pour Yo, le développeur qui l’a créée en octobre dernier a selon lui agi dans la nécessité. Ayant tout juste supprimé son compte Faceook, Ethan Gliechtenstein a souhaité offrir à ses « amis » un moyen simple et rapide de le contacter et d’interagir avec lui. L’application, qu’il a baptisé Ethan, sert donc… à discuter avec Ethan. Dévoilée sur Product-Hunt, à travers la citation ci-dessus, l’app a connu un succès a priori inattendu, ce qui fait que le développeur répond aujourd’hui aux questions de parfaits inconnus, tel un conseiller personnel. Et avec cette application, il contrôle non seulement ses contacts, mais aussi toutes les données qui vont avec.

L’application, même si elle a vite gagné en notoriété, et bénéficié d’un buzz positif, compte de manière logique un grand nombre de détracteurs… mais aussi de prétendantes.

Fort du succès de son application, Ethan en a créé une version féminine, Samantha. Dans le monde réel, Samantha est la sœur d’Ethan, et c’est elle qui répond aux utilisateurs de l’application.

Dumb ? En êtes-vous certains ? 

Il est évident que ces deux applications sont loin d’être vitales. Difficile d’y trouver une utilité réelle, seule la curiosité semblant pouvoir pousser un utilisateur à les télécharger. Cependant, loin de vouloir faire l’apologie de ces deux applications, je souhaite simplement tempérer les critiques qu’elles ont subies, en tentant de comprendre pourquoi elles se développent, et pourquoi elles peuvent plaire.

Comme nous venons de le voir, chacune de ces deux applications n’est dédiée qu’à une seule utilisation. Envoyer un signal pour l’une, et demander un conseil pour l’autre. Ceci est parfaitement en accord avec le constat que l’ère de l’application généraliste est révolue, comme le cas de Facebook Messenger nous l’a fait comprendre (par la force) : pour aller aux nouvelles sur Facebook, nous utilisons l’application Facebook, et pour discuter avec nos contacts, nous utilisons Facebook Messenger. Aujourd’hui, une application est simplement vouée à un usage précis.

En ce début d’année 2015, on trouve sur les stores au moins une application pour presque tout. Celle qui l’emportera sur ses concurrentes sera la plus facile à utiliser, la plus user-friendly. Les interfaces de nos deux exemples sont colorées, fluides et minimalistes, dénuées de sophistications inutiles.

De plus, du fait de leur extrême simplicité, elles sont très faciles à comprendre et vite addictives, ce qui explique le fait que leur adoption est plus rapide que tout autre app qui sera plus longue à prendre en main à cause d’éventuelles options avancées.

Enfin, ce type d’application est en plus peu couteux à développer. Aucune prouesse technologique n’a été opérée, ni pour Yo! ni pour Ethan : simplement une interface utilisateur ultra-simple ainsi qu’un objectif clair et unique.

Créapps : de fausses dumb apps…

En y réfléchissant, la subtilité est de ne pas mettre toutes les apps dites « dumb » dans le même panier. Alors que certaines sont par principe des concepts ou blagues sans réelle ambition, d’autres telles que Ethan ou Yo sont à considérer plus sérieusement, car elles sont très bien pensées, et disposent d’une vision et surtout de ressources (acquises comme nous le verrons plus loin de manière différée). C’est aussi le cas de leurs aînées Twitter, ou Dropbox qui, à leurs débuts, ont aussi subi de vastes critiques. Elles sont des « Créapps ».

Loin d’être de vraies dumb apps, car par exemple incomparables à une app de simulation de dégustation de bière, ces deux exemples de créapps remplissent les critères de réussite de toute app mobile. Mais elles rencontrent également les mêmes problématiques que toute app mobile innovante qu’elles sont doivent surmonter.

… mais de vrais paris sur l’innovation

Celle de la rétention par exemple apparaît dès la mise en ligne du projet. Il est évident que l’utilisation de ces applications est de plus en plus court termiste. Il y a quelques semaines, mon wall Facebook était parasité de vidéos Dubsmash. J’ai moi- même eu de bons fous-rires en envoyant et recevant ces montages vidéos, sur lesquels on se filme en playback sur une bande son préalablement choisie, que ce soit une réplique d’un film, ou le refrain d’une de nos chansons favorites. Mais au bout de quelques jours, le calme était revenu, la vague était passée et atteignait de nouvelles communautés. L’un des principaux challenges pour le développeur d’une créapp, avant même de penser monétisation, est d’arriver à convaincre les utilisateurs de garder l’application, et surtout de l’utiliser régulièrement.

Pour y arriver, il va miser la « user experience », mais aussi et surtout sur l’innovation, en fonction des comportements des utilisateurs. Grâce à leur souplesse, les applications vont pouvoir orienter leur offre et leur format afin de cumuler des utilisateurs réguliers, et enfin peut-être, dans le cas ou leurs créateurs le souhaitent, se transformer en point de contact entre les marques et leurs communautés, afin de pourquoi pas devenir rentables.

Un modèle différent

art contemporain

Ce qu’il faut donc comprendre, c’est qu’aujourd’hui, une application mobile n’est pas forcément destinée à devenir une entreprise. De nombreuses expérimentations sont lancées de part et d’autre de la planète. Ça n’est seulement que dans les cas où une ambition d’évolution est présente, et où l’accueil du public semble significatif, que des perspectives d’évolution pourront être mises à jour.

Les créapps peuvent ainsi être comparées à des expérimentations, comme une œuvre d’art contemporain. « Ca semble facile à faire, oui mais personne ne l’avait fait auparavant ».

A l’image de toute application innovante, lors de sa release, une créapp ne dispose pas réellement d’earning model ou même tout simplement de business model, car elle est une tentative d’innovation. Ni Snapchat ni même Tinder n’avaient d’earning model à leur lancement. Pourtant, ces entreprises sont aujourd’hui respectivement valorisées à 10 Milliards et 750 Millions de dollars.

snapchat tinder

A leur lancement, elles avaient le seul objectif de se faire connaître et de créer leur communauté. C’est ensuite qu’elles ont commencé à réfléchir à leur monétisation, qui va se préciser au fil de leurs acquisitions. Amusant d’ailleurs de savoir que Tinder semble s’inspirer de Snapchat dans sa stratégie de développement, avec sa première acquisition, Tappy, une application de messagerie éphémère, qui renforcera sans doute son système de « Moments ». De son côté, la marque au petit fantôme se permet de demander 750 000 Dollars aux annonceurs souhaitant promouvoir leurs produits ou services sur le réseau, soit 250 000 de plus que pour avoir une pub sur la tête de page de Youtube.

A l’image de ces derniers exemples, nos deux cas d’étude de créapps d’apparence naïve ne se laissent pas abattre par la chute du nombre de leurs utilisateurs. Au contraire, ce temps mort loin des projecteurs leur laisse la possibilité d’expérimenter à leur guise et de construire progressivement mais le plus rapidement possible le modèle le plus intéressant pour tenter devenir indispensable.

Ethan grandit

Ethan app - Tommy
Ethan a observé, réfléchi, et agi. Que faire de son app, comment lui donner du relief, et surtout allonger sa durée de vie ? Toujours sur Product Hunt, il a récemment annoncé avoir décidé de créer une « famille » de conseillers, chacun spécialisé dans un domaine particulier, la mode ou le cinéma par exemple. Chacun peut postuler pour devenir un Ethan, sachant que le développeur trie lui-même les candidatures. Il a cependant précisé que pour l’instant, aucune perspective de monétisation n’était envisagée.

De plus, début Octobre, un développeur du nom de Michael Gozzo, qui n’est donc pas Ethan a mis en ligne Ethanifier, un projet open source permettant de créer soi- même son app de messagerie en moins de 5 minutes. De son côté, le vrai Ethan avait annoncé lui aussi mettre le projet en open source, afin que chacun puisse se l’approprier… affaire à suivre donc.

Yo! se rend utile

D’une part, Yo! a inspiré (malgré elle) une multitude d’autres applications mobiles spécialisées dans des domaines bien particuliers. Les développeurs de ces dernières se sont donc appropriés la valeur créée par Or Arbel et l’ont adaptée, laissant libre cours à leur créativité, en fonction de l’environnement dans lequel ils évoluent. Les échecs des uns vont inspirer les autres, et pousser l’innovation jusqu’à ce qu’une créapp réussisse à entrer sur le long terme dans les mœurs.

D’autre part l’app a commencé à prouver qu’elle pouvait être utile, en avertissant les personnes ayant ajouté l’utilisateur « Worldcup » à chaque but marqué. Peu convaincant en effet, car impossible de savoir qui marque, le vocabulaire de Yo! étant trop restreint. Une expérimentation plus sérieuse permet aux utilisateurs de recevoir un Yo à chaque fois qu’une alerte de raid aérien est lancée en Israël.

NBA yo app

Enfin, depuis fin 2014, la créapp permet dorénavant aux utilisateurs d’incorporer un lien à leur Yo. Une manière extrêmement simple de devenir un réseau d’information et surtout de se transformer en solution B2B afin de monétiser le modèle. Très vite, des grandes marques telles que la BBC ou même la NBA ont créé de nouveaux profils, chacun correspondant à un type d’alerte.

A partir de là on se rend facilement compte que les possibilités de diversification sont tout simplement infinies, dans la mesure où une alerte Yo peut nous être envoyée pour tout et n’importe quoi, que ce soit pour être averti d’un nouveau post sur le profil Instagram de votre célébrité favorite, ou pour être prévenu de l’arrivée d’un colis.

Une histoire de coeur

Tumblrs éphémères, vidéos sur Youtube, gifwars, mais aussi désormais applications mobiles, dumb apps ou créapps… nos jouets digitaux ne sont pas prêts de s’arrêter de nous faire sourire. Car oui, la dimension de plaisir a ici une place fondamentale. Elle est renforcée par la gratuité et la facilité d’accès de ces applications : pourquoi donc s’en priver ?

De plus, pour leur majorité, ces applications ont un aspect social très important, en tant que moyen d’échange, quel qu’il soit. On vit une expérience amusante, on est donc ravi de la partager. C’est naturel. Là où les opinions vont diverger, c’est bel et bien au niveau de l’essence même de la source de cet amusement. Alors que certains ne jureront que par l’humour gras de Dikkenek, d’autres les dédaigneront en répondant que l’humour, le vrai, c’est Charlie Chaplin par exemple. Il en sera de même pour une créapp telle que Yo!, qui ne demande aucun effort, et qui pourra sembler puérile aux yeux de certains par rapport à Dubsmash ou même Mindie, qui nécessiteront bien plus de créativité.

Et si ces jouets peuvent, par l’innovation et les fonds qu’ils récoltent, devenir des concepts réellement utiles, en termes de productivité; notre curiosité ne devrait en être que plus éveillée.